Comparer les Zones grises

D’après ses définitions canoniques, la comparaison consiste à identifier des similarités et des différences entre deux entités de même nature – comme des groupes sociaux, des entreprises, des localités, des pays (Haupt, Kocka, 2009). Cette opération simple en apparence suppose également l’intervention de références qui prennent le plus souvent la forme de catégories abstraites et contextualisées : en général, on ne compare pas deux pays comme la France et l’Allemagne mais on compare, par exemple, leurs systèmes de formation professionnelle ou encore leurs systèmes de relations professionnelles. Des discussions théoriques se sont accumulées, par exemple en sociologie ou en économie du travail, sur les liens entre ces systèmes et les niveaux de l’emploi ou la compétitivité économique d’un secteur industriel ou d’une nation. Ces catégories abstraites jouent ainsi un rôle fondamental dans la comparaison parce qu’elles permettent de situer ses objets par rapport à des enjeux spécifiques – qu’ils soient d’ordres économiques, politiques, sociaux ou scientifiques.

Aussi, les catégories qui servent de toile de fond à la comparaison sont à la fois riches en questionnements et en résultats de recherche accumulés. Elles sont cependant aux prises avec une ambivalence profonde qui découle de la tension entre abstraction et contextualisation. Si une catégorie comparative cherche à embrasser un trop grand nombre de réalités historiques distinctes, alors elle tend certes vers l’universel, mais reste peu significative par rapport à ses diverses incarnations concrètes. Par exemple, la catégorie « formation professionnelle » renvoie à des réalités tellement diverses au sein d’une même économie nationale (des apprentissages « sur le tas » aux processus longs, formalisés, scolarisés et qualifiants en passant par les formations internes des entreprises), qu’on ne peut associer cette catégorie trop générale à des mécanismes spécifiques. En ce sens, elle devient trop abstraite pour être mobilisée pour expliquer, par exemple, que selon les pays « la formation professionnelle protège plus ou moins du risque chômage ». À l’inverse, si une catégorie est trop contextualisée, individualisée par rapport à un cas ou à un petit nombre de cas, elle perd alors sa capacité à rendre compte d’autres situations locales, nationales ou autre. Si l’on souhaitait limiter la comparaison des systèmes initiaux de formation initiale au compagnonnage développé dans l’Europe rhénane depuis le Moyen-Âge, cela supposerait nécessairement de limiter la comparaison à quelques pays, ou encore de courir le risque d’appliquer cette catégorie à des systèmes qui en sont éloignés dans les faits. Ce dilemme est au cœur de la notion « d’échelle d’abstraction » (Sartori, 1994 : 33) qui vise à maîtriser cette contradiction et à situer les catégories de la comparaison entre tendance à l’universalisation – et donc, à la généralisation et à l’abstraction – et tendance à l’individualisation et à la contextualisation.

La notion d’échelle d’abstraction est spatiale et dynamique : elle renvoie à la fois aux échelles de la comparaison (locale, régionale, sectorielle…) et aux dynamiques des catégories comparées (circulations, concurrences, diffusions et résistances…). Comment par exemple faire sens dans d’autres contextes, de notions développées dans un contexte historique singulier ? Que signifie par exemple le salariat dans un pays qui n’a pas connu les processus historiques de développement de l’organisation institutionnelle du travail et de construction de la protection sociale (Castel, 1995) ? Ces enjeux sont cruciaux car le travail et l’emploi sont aux prises avec des processus de catégorisation et de classification qui sont déterminants, notamment pour les travailleurs et travailleuses car ils leur assignent des places et des rôles dans le système fortement hiérarchisé qu’est le monde du travail. Par ailleurs, ces enjeux sociaux et politiques se nourrissent de la comparaison : les recours à ses méthodes – comme argument politique et instrument des politiques publiques – se sont multipliés ces dernières années. Mobilisée par les gouvernements, les organisations ou les institutions internationales, la comparaison a souvent pour objectif de soutenir des projets de réforme des systèmes nationaux d’emploi, de protection sociale. Elle repose alors, d’autant plus, la question de la contextualisation.

La comparaison comme méthode d’acquisition de connaissances

Puisque les sociétés humaines et les dynamiques sociales ne peuvent pas être soumises à des expérimentations, il n’est pas possible de leur appliquer les méthodes permettant l’étude des manifestations de la nature ou de la mécanique. La comparaison est alors l’une des rares méthodes dont disposent les sciences humaines et sociales pour fournir des explications aux phénomènes historiques comme le chômage, la grève ou les inégalités sociales ou pour comprendre le fonctionnement d’un certain nombre de mécanismes sociaux comme le marché, la solidarité ou la délibération politique.

La capacité heuristique de la comparaison s’inscrit en relation étroite avec la construction théorique : bien qu’elle soit une méthode des sciences sociales et humaines à vocation empirique, elle s’inscrit dans un rapport étroit à la théorie. Elle permet de découvrir des relations entre des phénomènes sociaux qui contribuent directement à la construction théorique, mais aussi de tester des hypothèses théoriques et ainsi d’amender, voire invalider, des propositions théoriques établies. La comparaison procure également une série d’avantages plus concrets. Elle permet de lutter contre la fermeture et l’auto-référentialité (ethno-centrisme), en apprenant par exemple de réalités sociales ou culturelles étrangères ou d’expérimentations locales peu connues dans son propre contexte national ou dans son propre secteur de spécialisation. Le déplacement du regard qu’implique la comparaison permet aussi, en retour, de considérer sa propre réalité sociale d’origine de façon enrichie suite à ce détour par l’examen de réalités exogènes.

La comparaison est également une méthode (ou stratégie) d’acquisition de connaissances inscrite au plus profond des traditions des sciences humaines et sociales. Elle se retrouve ainsi au cœur d’oppositions paradigmatiques structurantes : on a souvent l’habitude par exemple de mettre en perspective une tradition plutôt historique et une tradition plutôt sociologique de la comparaison (Passeron, 1991) ou encore une tradition plutôt wéberienne, compréhensive, et une tradition plus durkheimienne et à vocation plus explicative de la comparaison (Leca, 1992).

La tradition comparative historique est plus individualisante, davantage « centrée sur les cas » (Ragin, 1987). Elle requière une connaissance approfondie des cas étudiés, de façon à comprendre leur logique interne conformément à la démarche de la sociologie compréhensive. Dans le cadre de tels travaux qualitatifs approfondis, la comparaison ne peut (matériellement) porter que sur un petit nombre de cas, le plus souvent deux ou trois. L’apport décisif de cette méthode comparative, outre le fait qu’elle conduit à produire de riches études de cas, consiste à procurer une compréhension aboutie des dynamiques sociales analysées. Par exemple, il existe une tradition de travaux comparant les régulations des marchés de l’emploi en France et en Allemagne que ce soit à travers la formation professionnelle, les relations professionnelles ou encore les politiques de l’emploi (Maurice, Sellier, Sylvestre, 1982 ; Didry, Wagner, Zimmermann, 1999 ; Dupré, Giraud, Lallement, 2012). Ces différents travaux ont bien montré les racines historiques de deux configurations nationales, mais aussi les logiques de complémentarités institutionnelles qui se jouent dans les deux cas et forgent – ou forgeaient ? – des ensembles cohérents de part et d’autre du Rhin notamment entre système éducatif, des relations professionnelles, modes de relations sociales dans l’entreprise.

À cette première démarche historique, qualitative, approfondie et centrée sur les cas, s’oppose une logique plus sociologique et quantitative d’explication des phénomènes sociaux. Il s’agit d’une logique qui s’efforce de mettre au jour des liens systématiques entre les variables, notamment dans le but de produire des lois sociologiques entre des phénomènes sociaux. Cette tradition comparative est également appelée comparaison « centrée sur les variables » (Ragin, 1987). Elle permet de travailler la relation entre les variables les plus diverses, à partir du moment où elles sont documentées et disponibles, avec l’appui d’outils statistiques le plus souvent. Il existe par exemple une abondante littérature sur les liens entre taux de syndicalisation et taux de chômage, mobilisant et exploitant des données statistiques internationales – pour des résultats à ce jour contradictoires et peu consistants. En revanche, il existe des enquêtes fondées sur des données statistiques qui peuvent amener non seulement à une description complexe d’un phénomène, mais aussi à produire des explications comparatives solides. Par exemple l’analyse des écarts de salaires entre les hommes et les femmes peut, au sein d’un même contexte national, porter sur la comparaison des pratiques dans un grand nombre de professions et branches d’activité (Dupray, Moullet, 2015). On apprend ainsi de cette étude statistique que les femmes sont concernées de façon renforcée par les inégalités de salaire dans les professions majoritairement féminines ou en cas d’engagement précoce dans une vie familiale.

Cependant, les relations statistiques trouvées entre les variables ne font généralement pas du sens spontanément. D’une part, au-delà de la relation statistique, une attention particulière doit être portée à la distinction entre corrélations et causalités ainsi qu’à l’identification d’éventuelles variables cachées. D’autre part, des analyses complémentaires peuvent être nécessaires. Ainsi, le fait de savoir pourquoi les rémunérations des femmes seraient soumises à des discriminations encore plus fortes dans des professions féminisées nécessite pour être compris de recourir à des études antérieures, voire à des études qualitatives. Au-delà des oppositions entre méthodes, un grand nombre de travaux comparatifs combinent de fait aujourd’hui méthodes quantitatives et qualitatives (Giraud, Maggetti, 2015). Enfin, les interprétations qui donnent leurs sens aux relations statistiques peuvent être marquées par des biais propres aux analystes.

Les études comparatives sur les régulations des marchés du travail et de l’emploi se sont également intéressées à la notion de modèle. Inspirés de réalités empiriques existant dans plusieurs pays, régions ou branches, les modèles correspondent à une stylisation des faits et s’inspirent de la forme wéberienne du type-idéal. Souvent, ces modèles découlent de la confrontation de cas contrastés et donnent lieu à la formation de typologies. Par exemple dans les années 1990, Neil Fliegstein et Haldor Byrkjeflot (1996) avaient opposé des régimes nationaux de régulation de l’emploi au travers de la notion de système d’emploi. Ils avaient alors lié les modalités d’organisation de la formation professionnelle, ressource clé dans l’acquisition de l’emploi, aux facteurs influençant les carrières et aux acteurs centraux des systèmes d’emploi. Cette démarche typologique permet de distinguer trois régimes d’emplois : un régime « vocationnel » initié par les syndicats ouvriers, fondé sur des pratiques de formation professionnelle « sur le tas » et des promotions internes au métier ; un régime « professionnel », contrôlé par des associations professionnelles, fondé sur des qualifications formalisées et reposant sur des promotions internes à la profession ; et enfin un régime « managérial », contrôlé par les firmes, au sein duquel la formation s’accomplit dans un cadre scolaire peu différencié et où la promotion se réalise en interne à l’entreprise.

Une fois isolées les variables structurantes des différents régimes – poids des différents types de formation dans le total des formations professionnelles dans un pays ou une branche par exemple –, il est possible de recourir à la statistique et de considérer l’appartenance de différents pays au groupe vocationnel, professionnel ou managérial. Ainsi, les catégories abstraites qui sont inspirées de cas réels – par exemple, sans doute le régime professionnel est-il inspiré de l’Allemagne et le régime managérial l’est-il de la France ou d’un autre pays partageant les mêmes caractéristiques – peuvent ensuite se trouver opérationnalisées à travers des indicateurs statistiques, permettant de nouveaux traitements d’informations quantitatives appliqués, selon une logique bien distincte cependant, à d’autres cas empiriques.

On retrouve bien à travers ces usages variés des catégories dans la construction des typologies ou des « modèles » si importants dans le champ du travail et de l’emploi l’ambivalence déjà évoquée entre abstraction/universel et individualisation/contextualisation. Cette ambivalence est bien sûr centrale quand on considère la perspective des échelles de la comparaison et la dynamique des Zones grises. À ce titre, il est intéressant de constater l’inflation des recours à la comparaison internationale. Elle est portée par l’engouement croissant pour la statistique et par la recherche de modèles et de bonnes pratiques à diffuser. Si les sources statistiques n’ont jamais été aussi riches, la fragilisation des catégories et des indicateurs auxquels les chiffres renvoient interroge sur le sens et la portée des comparaisons, notamment institutionnelles. Ainsi, on peut se poser la question, en contexte de zones grises, sur trois caractéristiques de la comparaison moderne. D’une part, la production, l’accessibilité et les capacités de traitement des données est toujours plus importante – notamment dans les pays du Nord, ce qui pose encore la question de la comparabilité avec les sources d’autres pays. D’autre part, cette production se fait dans un contexte d’incertitude croissante sur les définitions des objets, populations, catégories, espaces comptabilisés et recensés. Enfin, les usages politiques de la comparaison posent question : pratiques de naming and shaming, de benchmarking, publication de classements internationaux (Shanghaï) qui conduisent à mettre en concurrence les systèmes nationaux (de formation – Pisa –, d’État providence, etc.).

La déstructuration des échelles de la comparaison et le phénomène des Zones grises

La question des échelles de la comparaison, notamment dans le domaine du travail et de l’emploi, a gagné une importance nouvelle dans le contexte socio-politique contemporain. La sociologie, et à sa suite les autres sciences sociales, a été fondée à partir de la fin du 19e siècle à une période profondément marquée par le phénomène national. Les institutions – armée, police, école, puis systèmes de protection sociale – se sont modernisées dans ce contexte. Les cultures nationales se sont théorisées, les langues nationales se sont standardisées et imposées au détriment de langues régionales, les espaces publics, mais aussi économiques et de régulation sociale – dont les marchés du travail – se sont eux aussi véritablement nationalisés dans cette période charnière qui court, en fonction des pays d’Europe, des années 1870 à l’immédiat après Seconde Guerre mondiale. La coïncidence entre la constitution des sciences sociales et la fermeture institutionnelle, sociopolitique et culturelle des espaces nationaux a contribué à l’avènement du nationalisme méthodologique. Cette tendance renvoie d’une part à la constitution en sciences sociales de corpus analytico-théoriques nationaux, et d’autre part, à la naturalisation du cadre national comme un cadre clé de l’émergence – et donc de la compréhension – des phénomènes sociaux. Pour les spécialistes de sciences sociales – en tous cas les sociologues, politistes ou économistes – parler de la « société », c’est parler du cadre national.

Cette naturalisation est cependant contestée aujourd’hui sous l’effet de dynamiques diverses. En premier lieu, d’importants mouvements de décentralisation se sont fait jour dans les pays européens, même les plus centralisés comme le Royaume-Uni ou la France. En deuxième lieu, les processus supranationaux d’intégration régionale – le plus important étant la construction européenne – ont également posé des limites à la toute puissance du cadre national. Enfin, le processus de globalisation, comme force polymorphe qui s’applique aux relations de pouvoir les plus diverses dans la société, vient remettre en cause le contexte national comme cadre de référence des interactions sociales. Les facteurs de la globalisation sont pluriels, mais deux méritent sans doute d’être nommés. En premier lieu, l’affaiblissement continu des pouvoirs nationaux sur les régulations financières et commerciales, comme la limitation de la puissance publique nationale en général dans différents secteurs, sont les conséquences directes de la domination des discours et politiques néo-libérales dans les sociétés occidentales depuis les années 1980. En second lieu, les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont entraîné une dé-nationalisation des espaces culturels, des espaces de débats politiques mais aussi, en partie, des espaces de socialisation des acteurs sociaux. Même si auparavant, les influences et les affiliations sociales se construisaient dans des cadres de références diversifiés – locaux, régionaux, religieux, politiques, régionaux ou autre – elles restaient toujours associées d’une façon ou d’une autre au contexte national. La vague de globalisation, renforcée par la généralisation des avancées technologiques, contribue à une ouverture toujours plus grande et rapide de ces cadres, bien au-delà de l’espace national. Elle contribue de manière inédite par sa portée et son ampleur à l’accélération, à l’augmentation et à la multi-latéralisation de la circulation des normes sociales et culturelles, et donc aussi des normes de régulation dans le domaine du travail et de l’emploi, qui ont partie liée avec la globalisation et seront abordées dans le point suivant.

Précisément, en quoi cette transformation de la hiérarchie nationale, qui structurait les relations entre les espaces de régulation dans un contexte maîtrisé car centré sur la nation, et qui a prévalu pendant un long 20e siècle, affecte-t-elle les régulations du travail et de l’emploi ? Et en quoi cette transformation est-elle liée au phénomène des Zones grises ?

En premier lieu, la déstructuration des hiérarchies scalaires antérieures débouche sur une autonomisation des espaces de régulation les plus divers – de l’entreprise à des espaces sectoriels transnationaux par exemple – et affaiblissent la légitimité des régulations nationales. Cette autonomisation des espaces de régulation débouche presque mécaniquement sur une démultiplication des normes et des références pertinentes pour la régulation de domaines d’action publique : le travail et l’emploi sont concernés au premier titre. La rationalisation des relations de pouvoir et des capacités de régulation qui avait historiquement été la force de l’espace national est ainsi remise en cause, aussi dans le domaine du travail et de l’emploi par l’affaiblissement des hiérarchies scalaires antérieures.

En second lieu, et ce second phénomène est une conséquence directe des mécanismes décrits ci-avant, la diversification des normes de référence, l’affaiblissement de la capacité de l’État à mettre en ordre ces normes variées et sa perte de légitimité générale incitent les acteurs sociaux à s’affranchir des affiliations anciennes et à composer des configurations ad hoc de normes. Ces recompositions se manifestent notamment dans cet espace particulier du marché du travail, à l’intersection des sphères économique, sociale et politique ou encore technique. Elles conduisent parfois à des formes nouvelles d’isolement, de repli sur soi et sur ses propres normes – notamment pour les travailleurs indépendants – ou à l’appropriation de normes de régulation du travail en provenance d’espaces exogènes qui deviennent des normes de comportement acceptables sur certains segments du marché du travail. De grandes entreprises s’inspirent par exemple de nouvelles formes d’organisations du travail – création de lab, d’espaces communautaires – que l’on trouvait de longue date dans des communautés alternatives, créatives et artistiques. L’acceptation d’une certaine précarité, notamment pour les plus jeunes générations, procède de l’appropriation de normes auparavant circonscrites à certains secteurs. Dans ce contexte, la décohérence qui renvoie à la perte de sens de catégories héritées dans un contexte historique en renouvellement et qui est un des mécanismes clé de la dynamique des Zones grises joue un rôle particulièrement important (Bureau, Dieuaide, à paraître).

Ces transformations majeures percutent de plein fouet la comparaison à l’heure où celle-ci devient à la fois de plus en plus nécessaire – pour comprendre les mutations à l’œuvre– de plus en plus délicate à réaliser et paradoxalement, de plus en plus mobilisée sinon instrumentalisée. La porosité des échelles, leur autonomisation et leur multiplication produisent des imbrications scalaires complexes, faites d’interdépendances et d’influences croisées de moins en moins lisibles. En conséquence la comparaison relève de plus en plus du défi méthodologique et les choix de stratégie – étude sur les cas ou les variables, compréhensive ou explicative – de plus en plus déterminants.

La circulation des notions et des catégories

La démultiplication des échelles et des espaces de régulation est à la fois l’une des causes et l’une des conséquences des recompositions à l’œuvre dans de nombreux pays. D’une part, elle est le produit des acteurs qui luttent pour la reconnaissance de la pertinence d’espaces ou d’échelles particulières au détriment ou en complément d’autres. Un exemple bien documenté est celui des conflits de légitimité entre les négociations d’entreprises ou de branche. La démultiplication des espaces pertinents traduit ainsi l’extension de la reconnaissance de nouveaux espaces de régulation. D’autre part, cette démultiplication entretient la dynamique des zones grises. Enfin, notamment dans le contexte du travail et de l’emploi, elle pose à nouveaux frais la question de la circulation des notions et des catégories dans des espaces différenciés.

Cette question n’est pas inédite. La circulation d’une catégorie centrale dans le champ du travail comme celle du salariat se pose concrètement depuis des décennies car on trouve des salariés sans doute aujourd’hui dans tous les pays du monde, alors même que ces notions de salaire et salariat renvoient à des réalités bien différentes en fonction des contextes socio-économiques en cause. Que signifie le statut de salariat dans des sociétés comme le Brésil, où le taux de salarisation, à son plus haut, n’a concerné que la moitié à peine de la main d’œuvre, mais où une partie importante des institutions sociales occidentales d’encadrement du salariat ont été développées, y compris un système de protection sociale pratiquement réservé aux salariés et un système puissant de droit et tribunaux du travail ? Et que signifie cette catégorie de salariat dans des pays africains ou asiatiques – l’Inde par exemple – dans lesquels les taux de salarisation sont bien inférieurs encore, et où aucune des institutions qui en Europe font système avec le salariat n’ont été développées ?

Les travaux sur la circulation des catégories insistent en général sur deux éléments précieux pour l’analyse de la dynamique des Zones grises. En premier lieu, les catégories font toujours l’objet d’une réappropriation par les acteurs locaux en fonction de leurs cultures, priorités, modes d’appréhension, mais aussi de leurs ressources locales. Les catégories ne restent ainsi pas des éléments inertes qui sont simplement diffusés depuis une agence internationale, une centrale syndicale ou le siège d’une firme multinationale, mais elles donnent lieu à des adaptations et réappropriations. Le terme d’activation diffusé par l’Union Européenne dans le cadre de la Stratégie européenne pour l’emploi a par exemple donné lieu à des variations nationales particulièrement fortes (Betzelt, Bothfeld, 2011). En second lieu, les circulations et les réappropriations de catégories consistent le plus souvent à ajouter un cadre de régulation plutôt que de remplacer une régulation par une autre. Ces phénomènes participent alors de l’augmentation de l’incertitude dans les régulations évoquées au point précédent concernant les échelles de la régulation.

Comparer des dynamiques de la Zone grise ?

L’éclatement des espaces et des instances de régulation, l’affaiblissement des hiérarchies entre les pouvoirs – illustrés par le débat en France sur la « hiérarchie des normes » dans le contexte des lois dites « travail » des années 2016 et 2017 – ou encore la diversification des cultures du travail dans nos sociétés, sont autant de véhicules clés des processus de la Zone grise de l’emploi. Des travaux faisant état de Zones grises de l’emploi en comparaison internationale – par exemple entre le statut des auto-entrepreneurs en France et au Brésil (Giraud et al., 2014) – se développent aujourd’hui. Au-delà du cadre national ou de celui des branches, les enjeux de la comparaison se déplacent aujourd’hui sur l’analyse des mécanismes qui caractérisent la Zone grise de l’emploi : les figures des Zones grises qui renvoient aux modes d’émergence ou de déclin de configurations de catégories et d’investissements à la fois par les individus ou les collectifs de formes emblématiques d’activité ; les fabriques instituantes (→ Fabriques instituantes) qui prennent la forme de relations sociales dynamiques et constructives aux prises avec des logiques marchandes, mais aussi des contraintes et ressources institutionnelles disponibles. De ce point de vue, la comparaison des Zones grises s’intéresse spécifiquement au bouleversement des logiques de catégorisation du travail et de l’emploi. Entre l’auto-identification des individus, les infrastructures ou autres instruments de nature privée, comme les plateformes numériques, capables de produire des catégories, les mobilisations et dynamiques d’institutionnalisation portées par des collectifs de travailleurs – comme dans les coopératives de production par exemple – ou encore la réorganisation des hiérarchies normatives selon des logiques territoriales ou liées à des activités, la comparaison des Zones grises suppose un travail de cartographie important eu égard à la pluralisation des dynamiques à l’œuvre.

 

Olivier Giraud et Frédéric Rey

Bibliographie

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