Travailleuses et travailleurs immigrés en France

Les travailleuses et travailleurs immigrés font partie du monde du travail en France au moins depuis la fin du XIXe siècle. La figure sociale du travailleur immigré ne s’impose toutefois comme un mode de représentation légitime de la présence durable, dans la société française, d’individus nés à l’étranger, qu’à la faveur de grèves emblématiques, dans les années 1970 et 1980, qui mettent sur le devant de la scène la délicate articulation entre revendications spécifiques des immigrés comme groupe social mobilisé et revendications générales à l’ensemble du monde ouvrier touché par les restructurations industrielles (Gay et Perdoncin, 2015). Longtemps invisibilisés en tant qu’acteur collectif des luttes sociales de travailleuses et travailleurs, les immigrés ont été ab initio les objets de politiques de sélection et de contrôle visant à mettre en adéquation leurs qualités (réelles ou imaginées) et les besoins en main-d’œuvre de l’économie française, et à réguler les modalités de leur intégration aux systèmes de protection sociale.

L’histoire de la lente émergence de la figure du travailleur immigré s’inscrit ainsi à l’intersection d’une histoire de l’activité administrative et législative de l’État visant à sélectionner, placer et gérer la main-d’œuvre étrangère, d’une histoire de l’assignation des travailleuses et travailleurs immigrés aux secteurs et postes les moins qualifiés et, souvent, les plus pénibles, et d’une histoire de l’activité militante de ces travailleurs, et de divers groupes politiques et associatifs, dans l’espace usinier mais aussi sur le terrain du logement et de la lutte anti-raciste. Cette histoire contribue à éclairer une part des zones grises de l’emploi : celle des « marges » du salariat et des emplois à statut, de l’accès contrarié et inégal à la protection sociale. Travailleuses et travailleurs immigrés exemplifient ainsi les tensions entre institutions du travail, transformations du mode de production, persistance et développement de formes atypiques et précaires de l’emploi (→ Précarité).

Fausses évidences d’une catégorie

Les termes « immigré » et « immigration » sont devenus d’usage courant afin de désigner des populations installées sur le territoire national sans y être nées. À tel point que les catégories « immigré » et « étranger » semblent interchangeables. Plus encore, le travailleur immigré ou étranger apparaît comme la figure emblématique de la présence d’individus nés hors du territoire national. L’évidence de ce mode de représentation de la présence étrangère en France doit cependant être questionnée. Gérard Noiriel a ainsi montré que ces termes n’émergent dans les débats publics qu’à la fin du XIXe siècle, lorsque s’opère pour la première fois une connexion entre question migratoire et question des étrangers, à la conjonction entre deux processus historiques majeurs : le développement à l’échelle internationale de migrations de masse de travailleurs d’une part, et la solidification de l’État-nation par la volonté manifeste des élites républicaines d’intégrer les classes laborieuses françaises à la nation, d’autre part. Les travailleuses et travailleurs immigrés sont alors les objets de discours publics, de politiques et de pratiques administratives spécifiques dont l’enjeu primordial est la préservation, par un ensemble de discriminations légales fondées sur la nationalité, d’espaces réservés à la main-d’œuvre nationale sur le marché du travail (professions soumises à numerus clausus, emplois publics notamment). L’immigré, suspecté de vouloir s’installer durablement et de concurrencer les travailleurs nationaux, est représenté comme une menace à la cohésion nationale. La figure du travailleur immigré apparaît alors comme un moyen commode de cimenter l’unité nationale, par-delà les ruptures de classe entre bourgeois et prolétaires français (Noiriel, 2008). Cette identification de l’immigré au travailleur est renforcé dans les années 1920, et plus encore dans les années 1950 à 1970, par le recours massif, organisé par le patronat et l’État, à une main-d’œuvre coloniale ou étrangère pour répondre aux besoins de l’industrie française.

Toutes les travailleuses et tous les travailleurs immigrés ne sont pas, pour autant, considérés de la même façon selon l’état des rapports de force politique, économique et culturel entre pays d’émigration et d’immigration. On parlera plus volontiers d’expatriés dans le cas de migrants qualifiés en provenance d’autres pays occidentaux (Green, 2009), d’étrangers dans le cas des Italiens ou des Portugais et d’immigrés, ou encore d’« indigènes » ou d’« exotiques » dans le cas des Maghrébins et des travailleurs coloniaux. La catégorie « immigré » opère ainsi une identification forte entre statut professionnel de travailleur non qualifié et statut juridique d’étranger. Si elle est d’usage ancien, elle ne se stabilise comme catégorie de l’action publique que dans les années 1970 (création du secrétariat d’État aux travailleurs immigrés en 1974), et comme catégorie juridique et de représentation statistique légitime de la population résidant sur le territoire national qu’à la fin des années 1980 (Spire, 1999). L’immigré est alors, selon la définition officielle fixée par le Haut Conseil à l’Intégration, « toute personne née étrangère à l’étranger, qui vit en France ». L’usage de la catégorie rend ainsi visible le caractère permanent de la présence des personnes étrangères ou d’origine étrangère sur le territoire national, et désigne une population cible des politiques publiques dites « d’intégration ». Il participe toutefois d’une invisibilisation de la polarisation toujours réelle entre étrangers et Français sur le marché du travail, de l’hétérogénéité des populations immigrées selon leurs origines sociales et leurs trajectoires migratoires, ainsi que de l’importance des migrations de populations originaires des départements et territoires d’outre-mer qui, bien que dotés de la nationalité française, connaissent une expérience migratoire et sont l’objet de politiques de triage et de placement analogues à celles des travailleurs immigrés.

Triage et placement : un traitement différencié entre entreprises et État

La présence de travailleuses et travailleurs immigrés sur le territoire, dans certains secteurs économiques et certaines entreprises, est doublement déterminée par les politiques publiques définissant les conditions de la participation au marché du travail national, et par les politiques privées des entreprises définissant les conditions d’aptitude physique, morale, et parfois politique, de l’occupation d’un poste de travail.

Si la question de la légitimité de la présence d’immigrés sur le territoire national est posée dès les années 1880, celle d’une politique de sélection de travailleurs immigrés menée par l’État n’est soulevée qu’une trentaine d’années plus tard, au cours de la première guerre mondiale, avec l’utilisation de plus de 200 000 travailleurs coloniaux et de dizaines de milliers de travailleurs étrangers (Italiens, Portugais et Espagnols principalement) pour pallier les pénuries de main-d’œuvre dans l’industrie de guerre et l’agriculture (→ Travail indigène / travail colonial). Les seconds sont utilisés comme travailleurs « libres » dans l’agriculture et l’industrie, et les premiers dans les usines de munitions, dans les transports, les mines, et aux travaux de terrassement à l’arrière du front. Dans l’entre-deux guerres, c’est essentiellement le patronat qui prend en charge les opérations de recrutement et de placement de la force de travail étrangère dans les secteurs les plus demandeurs (mines et agriculture) en créant, en 1924, la Société Générale d’Immigration (SGI). Ce n’est qu’en 1945 que sont mis en œuvre, par l’État, des dispositifs visant à faire correspondre les besoins économiques et démographiques aux flux d’introduction de travailleurs immigrés. Les velléités planificatrices de l’époque s’étendent aux questions de main-d’œuvre et d’immigration : l’immigré est alors considéré de manière duale, en vertu de sa force de travail et de sa force de reproduction. Le débat quant à la question de savoir lesquels des impératifs économiques (main-d’œuvre abondante et flexible, maintenue dans un statut temporaire) ou démographiques (populations masculines et féminines « assimilables » par la naturalisation) doivent primer, est vif (Spire, 2005). La solution retenue est concrétisée dans deux ordonnances, qui constituent la clé de voûte juridique de la politique d’immigration en France sur la période : celle du 19 octobre 1945 portant code de la nationalité, et celle du 2 novembre 1945 relative à l’entrée et au séjour des étrangers. Cette dernière porte création de l’Office national d’immigration (ONI), qui est censé détenir le monopole de l’introduction et du placement de la main-d’œuvre étrangère en France, selon une procédure de centralisation des besoins locaux de main-d’œuvre exprimés par le patronat et de sélection opérée par des bureaux installés dans les pays de départ. Cette politique lourde et bureaucratique peine à suivre les fluctuations économiques, surtout après le décollage de l’économie française de la seconde moitié des années 1950. Elle est battue en brèche par la multiplication d’accords bilatéraux entre la France et les pays pourvoyeurs de main-d’œuvre, et par la politique active de certaines grandes entreprises (Peugeot, Houillères du Nord-Pas-de-Calais, Régie Renault notamment), qui mènent leurs propres politiques de recrutement directement au Maghreb. L’Oni apparaît alors de plus en plus comme une simple chambre d’enregistrement, qui valide ex post les recrutements effectués « sur le tas » en France, ou à l’étranger, par les entreprises.

Durant toute la période, les pratiques de sélection et de gestion des travailleuses et travailleurs immigrés visent à assurer l’adéquation entre les qualités physiques et morales attendues de la main-d’œuvre et les postes de travail auxquels ces travailleurs sont assignés. Les critères de sélection ne sont pas limités à la vérification de l’aptitude physique au travail. Une véritable « politique des races » (Dornel, 2013 : 6) est en effet mise en œuvre en métropole durant la première guerre mondiale, afin de légitimer la distinction entre étrangers « de race blanche » (Espagnols, Portugais, Italiens surtout) et travailleurs coloniaux non-blancs. Ce système de préférences raciales exprimées ou manifestées par les administrateurs d’État, les employeurs et les syndicats de travailleurs, a permis de légitimer le traitement spécifique des travailleurs coloniaux en métropole (notamment en termes de logement et de conditions d’emploi et de rémunération), et leur expulsion en masse après la guerre. Ces critères raciaux de sélection et de gestion des populations ont aussi rendu quasi-impossible l’introduction d’une force de travail constituée de sujets d’empire pendant tout l’entre-deux guerres (hormis quelques Algériens). Ils ont également prescrit une stricte division entre coloniaux eux-mêmes : ne pas mélanger Algériens et Kabyles, par exemple, permettrait à la fois de générer de meilleurs rendements, mais aussi de prévenir tout risque de contamination politique et de subversion de l’ordre colonial (Stovall, 1993). Au lendemain de la seconde guerre mondiale, alors que sont dessinés les contours de la nouvelle politique d’immigration, la racialisation des populations immigrées est toujours d’actualité : dans une lettre du 12 juin 1945 au Garde des Sceaux Pierre-Henri Teitgen, Charles de Gaulle – alors Président du Conseil – fait part de sa volonté de favoriser, au plan « ethnique », la naturalisation des populations « nordiques » (Ponty, 2004 : 286-287). Les critères raciaux permettent ainsi un départage entre certains immigrés dont l’apport démographique est souhaité et suscité (Belges, Luxembourgeois, Suisses, Hollandais, Danois, Anglais, Allemands), et d’autres (les « Nord-Africains ») dont il faudrait limiter la présence aux besoins temporaires de main-d’œuvre.

Des Marocains dans les mines : un cas emblématique

Cette imbrication entre racialisation et exploitation des travailleurs immigrés est encore manifestée lors du recrutement, massif, de travailleurs marocains dans les mines du Nord-Pas-de-Calais. Ceux-ci sont sélectionnés dans les années 1960 et 1970, non seulement sur critères physiologiques (examen de la musculature, calcul de l’indice de Pignet, vérification radiologique des poumons), mais aussi en fonction d’un système de préférences raciales, hérité de la gestion, dans les colonies, des populations colonisées, qui préfère aux Arabes des Berbères considérés comme plus dociles, durs à la tâche et ajustés – car vivant dans les montagnes arides – au travail de la roche (Perdoncin, 2017). Cette racialisation participe d’une gestion différenciée de la main-d’œuvre, en justifiant une politique de recrutement ciblée au Maroc, et en naturalisant les compétences attendues des travailleurs marocains.

Les Houillères du Bassin du Nord-Pas-de-Calais – entreprise publique, nationalisée en 1946 – envoient un agent recruteur, Félix Mora qui sillonne, de 1955 à la fin des années 1970, les régions du Souss marocain et sélectionne, avec l’aide des autorités politiques locales, et d’agents médicaux de l’Oni, des jeunes hommes destinés à travailler à l’abattage du charbon. Ce programme, lancé alors que l’Oni ne dispose pas de bureau de recrutement au Maroc, s’affranchit partiellement des cadres fixés par l’Office. Mora négocie directement avec les autorités marocaines. C’est lui qui fait établir les passeports des travailleurs marocains, et qui les conserve. C’est également lui qui organise le transport des recrues vers le bassin houiller. Des contrats de travail édités par l’Oni sont mis à la disposition de l’entreprise, préparés et signés à l’avance par l’Oni et l’entreprise, qui en dispose selon le rythme qui lui convient. L’Oni est donc à la fois contournée et instrumentalisée, a fortiori après la signature de la convention bilatérale de main-d’œuvre franco-marocaine en 1963, qui permet à l’Oni de prendre pied au Maroc, en ouvrant un bureau à Casablanca.

Ces rapports entre l’entreprise, l’Oni et les autorités marocaines permettent aux Houillères d’assurer un ajustement au plus près des besoins du volume de force de travail non qualifiée aux travaux d’abattage du charbon, selon un système de rotation de la main-d’œuvre : les Marocains, recrutés sur contrats de 12 ou 18 mois sont renvoyés au Maroc à la fin de leur contrat, avant d’être éventuellement repris quatre mois plus tard. Cette succession de périodes de travail sous contrat et de périodes chômées au Maroc est répétée ad libitum, jusqu’à ce que les chefs demandent le non renouvellement du contrat, ou bien jusqu’à ce que le travailleur ne donne plus signe de vie après une période de congé. Les conditions de rémunération et de carrière s’affranchissent partiellement des cadres collectifs garantis par le Statut du mineur et les négociations entre syndicats et employeur public : les contrats stipulent formellement que les Marocains doivent être rémunérés comme les Français, mais dans les faits leur avancement est bloqué et ils sont cantonnés aux postes les plus difficiles. De plus, les Marocains ne bénéficient pas des mêmes conditions de reconversion et d’indemnisation des risques professionnels que leurs collègues français statutaires. Les contrats et les pratiques de gestion du personnel, qui lient les Marocains à l’entreprise sont donc caractéristiques de cette part de la zone grise de l’emploi peuplée d’immigrés : entre statut et contrat, l’usage de travailleurs immigrés manifeste la persistance et le développement de relations d’emploi précaires au cœur du salariat stable et statutaire, et au cœur de l’emploi public.

Un monde du travail segmenté

L’utilisation et la mobilisation d’une main-d’œuvre immigrée dans certains secteurs et à certains postes de travail sont ainsi rendues possibles par un traitement pratique et juridique différencié. Si l’on se focalise désormais sur le monde du travail immigré, et non plus seulement sur la différence entre immigrés et non immigrés, d’autres lignes de fractures apparaissent : la zone grise est à géométrie variable, selon les types d’immigrés et les vagues d’immigration. Les pratiques de sélection et de gestion des travailleuses et travailleurs immigrés se concrétisent dans des formes de segmentation multiples de la main-d’œuvre, entre travailleurs immigrés et non immigrés, mais aussi au sein du monde du travail immigré. Des balayeurs allemands des rues de Paris aux manœuvres maliens des chantiers du BTP, la mise en équivalence d’origines migratoires et de positions dans les rapports sociaux de production s’incarne, tout au long du XXe siècle dans une ribambelle de figures emblématiques : l’ouvrier spécialisé maghrébin des chaînes de la grande industrie automobile, le mineur polonais des années 1930, la concierge portugaise, le mineur marocain des années 1960 à 1990, etc.

Cette segmentation ethnique ou nationale de la main-d’œuvre se combine à d’autres principes de segmentation liés au genre, au type d’emploi occupé (ouvrier ou non ouvrier) et au secteur d’activité. Anne-Sophie Bruno (2010), dans son étude historique des migrants tunisiens sur le marché du travail parisien, identifie ainsi trois espaces de travail qui témoignent de l’hétérogénéité des rapports salariaux et qui structurent de manière homologique les différents marchés du travail, à quelque échelle qu’on les analyse : un premier pôle concentre des travailleurs de nationalité française, plutôt qualifiés et non ouvriers, dont le niveau de rémunération est relativement plus élevé, dans des entreprises de taille plus importante, dont le secteur d’activité typique serait la banque, les assurances et l’immobilier. À ce pôle s’oppose d’une part un espace plus féminin, non ouvrier et non qualifié, typique du secteur du textile, du cuir et de l’habillement, et d’autre part un espace masculin à forte dominante étrangère et ouvrière, typique des secteurs de l’intérim et du bâtiment, où les niveaux de rémunération sont relativement plus faibles.

La figure archétypique de l’immigré ouvrier spécialisé ou manœuvre sur une chaîne de la grande industrie, ou sur un chantier du bâtiment, est ainsi prédominante sans être pour autant unique. S’ils sont sur-représentés au sein des postes subalternes, les moins qualifiés et les plus pénibles, les travailleurs immigrés sont également présents dans d’autres segments des marchés du travail, qui témoignent d’une diversification des figures de l’immigré au travail : commerçants, cadres, artistes, etc. Le monde de la boutique est notamment peuplé d’étrangers, que l’histoire sociale de l’immigration a pendant longtemps laissés dans l’ombre. Au plan juridique, les commerçants étrangers ne sont pas considérés comme des « travailleurs » : leurs autorisations de séjour et d’exercice de leur profession relèvent d’un système spécifique. Ils ne s’identifient pas non plus au monde du travail industriel. Cet « archipel de la boutique étrangère » est divers : Claire Zalc (2010) distingue ainsi, parmi les commerçants et artisans étrangers du département de la Seine dans les années 1920 et 1930, entre « pionniers », dont l’installation dans le monde de la boutique intervient précocement après la migration, et « établis » pour lesquels l’entrée dans le monde du commerce s’inscrit dans une trajectoire professionnelle ascendante. Ces deux types diffèrent selon les domaines de spécialité, les origines migratoires et les profils socio-démographiques. La fraction étrangère du monde de la boutique est particulièrement touchée par la crise des années 1930 : alors que l’ensemble du monde du commerce et de l’artisanat se prolétarise, les profils de commerçants étrangers changent sous le double effet de la déstabilisation des établis et de l’entrée en indépendance de travailleurs ayant été éjectés du travail salarié. Le monde de l’indépendance et de la boutique, loin d’être totalement disjoint de celui du travail salarié, apparaît ainsi, selon les périodes et les générations migratoires, comme un espace de transition ou de refuge, par lesquels passent, sans s’y arrêter nécessairement, nombre de travailleurs immigrés.

L’archétype du travailleur immigré peut aussi être mis en perspective par le constat d’une présence précoce et durable des femmes immigrées au travail. Longtemps invisibilisées car minoritaires dans les flux d’immigration de travail, et vues exclusivement comme accompagnatrices d’hommes travailleurs, ces femmes immigrées ont principalement été considérées en vertu de leur rôle reproductif, dans la sphère domestique. Un stéréotype largement renforcé par l’effet sur les flux migratoires, et sur les sciences sociales qui les analysent, de la féminisation et du rajeunissement des flux d’entrée de migrants sur le territoire national à partir du milieu des années 1970 : la prégnance de l’entrée des femmes par le regroupement familial a focalisé les regards vers les aspects familiaux et culturels de la présence de femmes immigrées en France. Pourtant, la présence d’immigrées au travail est une dimension structurelle des marchés du travail (Chaïb, 2008). Des jeunes Italiennes sont, par exemple, recrutées dès le début du XXe siècle pour travailler comme ouvrières dans les usines textiles en France, selon des logiques de triage qui ne sont pas sans rappeler celles dont les travailleurs coloniaux ont été les objets (Douki, 2010). Par la suite, malgré l’augmentation continue du taux d’activité des femmes immigrées (qui converge vers celui des femmes non immigrées), les immigrées qui arrivent à partir des années 1970 pâtissent d’une situation dégradée sur le marché du travail, ce qui renforce leur assignation aux emplois les plus touchés par la précarité, les bas salaires et les temps partiels (dans les secteurs du nettoyage ou du care, notamment).

Une « citoyenneté paradoxale »

Ces travailleuses et travailleurs immigrés n’accèdent aux droits sociaux et politiques que de façon contrastée. Au fil du XXe siècle, les frontières de la citoyenneté sociale et politiques des immigrés sont redéfinies, mais de très fortes inégalités et discriminations légales et pratiques se maintiennent. Notamment, la présence de nombre de ces travailleurs dans la zone grise de l’emploi, c’est-à-dire leur inscription aux marges de la régulation salariale majoritaire (contractuels, précaires, travail au noir…) est source de trouble dans l’accès aux droits sociaux des immigrés de nationalité étrangère.

Ainsi, la citoyenneté, au sens de la jouissance d’un ensemble de droits sociaux et politiques, et la nationalité ou le statut migratoire ne se recoupent pas parfaitement. C’est en ce sens que l’on peut parler, en reprenant le terme de Joan W. Scott (1998), de « citoyenneté paradoxale » des travailleurs étrangers. Le cas emblématique des travailleurs algériens a montré à quel point les frontières du groupe des bénéficiaires des droits sociaux et politiques sont travaillées par les pratiques administratives. Ainsi, qu’il s’agisse de l’accès aux emplois publics, des pratiques d’identification ou du bénéfice de certains droits sociaux, les Français musulmans d’Algérie étaient l’objet de traitements différenciés des autres citoyens français, qui contribuaient à reproduire leur double relégation politique et économique, en Algérie comme en métropole (Spire, 2003).

On peut étendre ce cadre d’analyse à l’ensemble des travailleurs immigrés, en laissant ici de côté la question des pratiques administratives : alors que la pleine jouissance de la citoyenneté politique n’est garantie qu’aux citoyens français, les travailleurs immigrés ont vu leurs droits sociaux évoluer, au fil des transformations et de l’extension (ou de la restriction) des conditions d’accès aux régimes de sécurité sociale au cours du XXe siècle. D’où une situation « paradoxale » qui rend incertaines les conditions auxquelles les étrangers peuvent accéder aux droits en principe attachés à leur statut de travailleur.

Le droit à la protection sociale des étrangers présents sur le territoire national évolue, depuis la fin du XIXe siècle, selon un double mouvement d’extension, qui a mené à un effacement progressif du critère de nationalité comme mode de sélection des groupe sociaux auxquels étaient garantis les bénéfices de la protection et de l’assurance sociale, et de restriction par l’imposition d’un autre critère, celui de la résidence stable, régulière – et parfois plus ou moins durable (Isidro, 2015). La mise en œuvre des premières lois de protection sociales témoigne ainsi de l’« affirmation d’un État social national » (Isidro, 2015 : 67), c’est-à-dire la clôture des frontières du groupe des ayant-droits selon un critères de nationalité. Des lois de 1893 relatives à l’assistance médicale gratuite, à la refonte en 1953 des lois d’assistance, les étrangers installés en France sont soumis à des mesures discriminatoires dans la jouissance de l’assistance publique. À cela s’ajoute, depuis la loi Waldeck-Rousseau de 1884, l’interdiction de participer à un syndicat, mesure visant à garantir l’innocuité politique des travailleurs étrangers en entreprise. Ce n’est qu’en 1972 que les travailleurs étrangers obtiennent le droit de siéger aux comités d’entreprise et d’éligibilité aux fonctions de délégué du personnel.

Les travailleurs immigrés ne sont en revanche pas systématiquement exclus du domaine assurantiel, puis de la sécurité sociale, même si des dispositions spécifiques peuvent tempérer leur protection. Avec la création de la sécurité sociale en 1945, la qualité de travailleur devient le principe primordial de protection des personnes étrangères : travailleurs donc productifs, les étrangers sont fondés à toucher des prestations relatives au statut de travailleur (revenus de remplacement liés à la réalisation d’un risque : chômage, maladie, accident). Les travailleurs étrangers ne sont donc légitimes à bénéficier du système de protection sociale que dans la mesure où ils y contribuent et où celui-ci permet la reproduction de leur force de travail. Cette jouissance n’est toutefois pas inconditionnelle : le processus d’universalisation de la protection sociale, qui vise à réduire son assise professionnelle pour faire de la résidence sur le territoire le critère primordial, est assorti d’une condition de régularité pour les étrangers. Ainsi, depuis les années 1970, le bénéfice des prestations sociales est de plus en plus indexé à la régularité du séjour sur le territoire, et donc dépendant des règles de la « police des étrangers ». Ce processus se traduit par une restriction, souvent drastique, des possibilités de jouissance des droits sociaux alors même que les politiques d’immigration contribuent puissamment à créer des sans-papiers. Ainsi, en 1975, la loi sur l’IVG fixe une condition de séjour régulier, reprise par la circulaire du 17 octobre 1978 sur l’assurance personnelle, et généralisée par la loi du 24 août 1993, dite « loi Pasqua » qui restreint les possibilités d’accès des personnes en situation irrégulière à la seule aide médicale hospitalière (i.e. au dispositif d’urgence médicale). De plus, la multiplication des titres de séjour temporaires, transitoires, crée une zone grise qui rend parfois indiscernable le caractère régulier ou non de la présence sur le territoire français (→ Frontière). Ainsi, si la création de la Couverture maladie universelle (CMU) en 1999 fait entrer les inactifs pauvres dans le domaine de l’assurance maladie, elle cantonne les étrangers en situation irrégulière et à faibles revenus faibles à l’assistance (Aide Médicale d’État). Et elle laisse de côté l’immense majorité des travailleurs dits « sans-papiers » dont les revenus dépassent le seuil de l’AME, qui cotisent aux régimes d’assurance sociale, mais qui ne peuvent jouir d’aucun des droits sociaux attachés à leur statut de travailleur (Izambert, 2014).

Travailleuses et travailleurs immigrés dans la crise

On le voit, le développement conjoint de l’industrialisation – et donc de forts besoins de main-d’œuvre ajustés aux cycles économiques – et des États-nation – et donc de formes nouvelles de citoyenneté sociale et politique – donne un statut hybride aux politiques d’immigration, qui sont à la fois des politiques de main-d’œuvre visant à capter une force de travail étrangère aux meilleures conditions, et des politiques de protection de la main-d’œuvre nationale et de l’ordre social. Ainsi, les vingt-cinq dernières années du XXe siècle, sont tout particulièrement celles d’une double recomposition relative aux conditions d’entrée et de séjour des travailleurs immigrés en France. Recomposition politique et juridique d’abord avec la mise en œuvre d’une politique plus restrictive (suspension de l’immigration de travail en juillet 1974, puis série de mesures visant à restreindre les conditions du regroupement familial) et répressive (accentuation du traitement policier de l’immigration dite clandestine) qui vise à limiter leur affux et crée les conditions d’une transformation structurelle durable de la composition des flux migratoires (féminisation, rajeunissement) et des conditions juridiques de séjour des immigrés (augmentation de la précarité administrative et de l’irrégularité au regard du droit du séjour). Recomposition économique ensuite avec, à la faveur de la « crise », une restructuration des industries les plus intensives en travail immigré (automobile, sidérurgie, mines) et une montée générale, dont les travailleuses et travailleurs immigrés sont parmi les premières victimes, du chômage et de la précarité sur les marchés du travail.

Loin d’être univoque la séquence politique qui s’ouvre dans les années 1970 se traduit par une volonté de maîtrise des flux d’entrée de travailleurs étrangers et de renforcement d’une politique sociale active dite d’« intégration » en direction des immigrés déjà installés. Elle marque aussi la naissance d’une nouvelle figure, celle du clandestin, du « sans papier », cible de politiques d’expulsion et de rétention, et conséquence de la restriction drastique des conditions d’obtention de titres de séjour durables. La défense de la rigueur des contrôles et de la nécessité du renvoi des clandestins devient un topos du discours politique sur l’immigration, malgré la (très) brève période de desserrement des contraintes, consécutive à la régularisation de 130 000 sans-papiers qui fait suite aux élections de 1981.

La question du travail paraît ainsi, à la fin du XXe siècle, et au début du XXIe, moins centrale, tant du point de vue de la législation, que du point de vue de la composition des flux d’immigrés entrant sur le territoire. La figure du travailleur immigré laisse peu à peu la place à celle de l’immigré de « deuxième génération », transition qui n’est pas sans rapport non plus avec la naissance de nouvelles formes de luttes d’immigrés ou de descendants d’immigrés, en dehors du monde du travail. On passe également d’une conception de l’immigration comme nécessaire au redressement économique de la France à un discours public soupesant les « coûts » et les « avantages » supposés de l’immigration, de façon à toujours bien signifier aux immigrés qu’ils ne sont que de passage, tolérés, à condition qu’ils occupent une fonction utile dans la société d’accueil.

La question des travailleurs immigrés est ainsi recouverte par celle des illégaux, des clandestins et de la « lutte » contre ces formes d’immigration. Mais de l’ensemble de ces recompositions il ne faudrait toutefois pas conclure que les liens entre immigration et travail, immigrés et mondes du travail, se sont distendus : la suspension de l’immigration de travail n’est pas synonyme de disparition des immigrés au travail, mais plutôt d’une détérioration de leurs conditions d’emploi et de travail, et d’une moindre visibilité sociale et politique de la question ouvrière en générale, et immigrée en particulier.

Appréhender les immigrés comme travailleurs c’est donc inscrire l’étude socio-historique de la présence étrangère en France dans celle des modalités de la construction et de la reproduction de la classe ouvrière et de la relation de travail en régime capitaliste. Les travailleurs immigrés sont en tension, entre visibilité et invisibilité, entre position centrale dans le processus de production et marginalité due au traitement différencié dont ils sont les objets. Ils ont été des agents primordiaux de la construction de la classe ouvrière en France. Ils ont été aussi les premiers touchés par la précarisation des relations de travail, les politiques de réduction d’effectif, les restructurations industrielles, et les conséquences sociales de la crise du système capitaliste.

 

Anton Perdoncin

Bibliographie

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