Travail indigène / travail colonial

L’invention du « travail indigène »

L’expression « travail indigène » (native work) trouve sa source dans les débats et controverses suscités lors de la bataille pour l’abolition de l’esclavage, puis du travail forcé ou obligatoire, menée respectivement par la Société des nations (SDN) et l’Organisation internationale du travail (OIT) durant l’entre-deux-guerres. Si l’esclavage est désormais un phénomène résiduel, en voie de disparition, la réquisition et la militarisation du travail durant la Première Guerre mondiale ont braqué le projecteur sur les situations (plus ou moins masquées) de travail forcé qui existent dans la plupart des colonies. La question de la suppression ou, sous certaines conditions, de la régulation du travail forcé est ainsi au cœur des tentatives d’internationalisation des standards sociaux du travail dans les espaces coloniaux, dont l’objectif demeure la diffusion des modes de contractualisation aux travailleurs locaux et leur adhésion aux formes de protection sociale associées.

L’extension de l’application des conventions de l’OIT aux pays « non métropolitains », notamment les pays dépendant des puissances occidentales (colonies, protectorats, territoires sous mandat), s’inscrit dans ce débat international. Cette proposition d’extension fait l’objet de négociation entre les défenseurs d’une inclusion tous azimuts des territoires coloniaux dans le dispositif de régulation internationale du travail et ceux qui, en revanche, penchent pour un fonctionnement par exceptions, celles-ci relevant des « conditions locales » (→ Régulations locales) qui seraient susceptibles d’offrir plus de marges de manœuvres aux pays occidentaux. Déjà Albert Thomas, en 1921, avait tenté d’institutionnaliser la question du travail colonial en l’inscrivant dans l’agenda des priorités du Bureau international du travail (BIT), le secrétariat permanent de l’OIT qu’il présidait. Sa proposition de rédaction d’une « charte des conditions du travail indigène », sorte de code du travail « spécial » et valable pour tous les travailleurs coloniaux, n’avait pourtant pas trouvé de soutien au sein de principales puissances coloniales, celles-ci redoutant une ingérence accrue des instances internationales dans leurs propres affaires.

Dans ce contexte, l’OIT opte en 1926 pour l’institution d’un Comité d’experts sur ledit « travail indigène », dont le but est de produire une connaissance utile pour la résolution de multiples problèmes que l’application du droit social aux travailleurs des colonies comporte. La notion de « travail indigène » relève de la tradition positiviste du droit international qui, depuis la fin du 19e siècle, classe les populations sur la base du degré de « civilisation » en instituant, de fait, une dynamique de différentiation sur une base raciale. Sur le plan des relations internationales, cette approche est nourrie par la doctrine de mise sous tutelle des populations « périphériques », doctrine sanctionnée par la gestion des territoires coloniaux impulsée par la SDN au lendemain de la Première Guerre mondiale à travers le système des mandats (Rodrígues-Pinero , 2005 : 18-22).

À partir de ces présupposés, et faute d’un terme meilleur et suffisamment compréhensif, le choix des experts internationaux tombe sur l’expression « travailleurs indigènes » pour désigner à la fois la population active « placée sous l’administration d’autres peuples » qu’on rencontre essentiellement dans les colonies, protectorats et territoires sous mandat et la population de condition analogue qu’on trouve dans quelques états dépendants « soit à cause de la présence, sur leur territoire, de populations indigènes, soit parce que leurs conditions générales de vie et de travail commencent seulement à être influencées par le progrès économique moderne ». Cette définition se peaufine au fil des débats et des négociations, la Convention sur le recrutement des travailleurs indigènes de 1936 retenant comme critère discriminant la relation de dépendance et rejetant l’acception plus « moderne » du terme, qui renvoie, par exemple, aux populations autochtones des pays de l’Amérique latine, fraîches membres de l’OIT. Ainsi, d’après l’art. 2 de cette convention, le terme travailleurs indigènes « comprend les travailleurs appartenant, ou assimilés, à la population indigène des territoires dépendant des États membres de l’Organisation, ainsi que les travailleurs appartenant, ou assimilés, à la population indigène non indépendante des territoires métropolitains des membres de l’Organisation ». Il s’agit donc d’une interprétation restrictive du terme « indigène » parce qu’elle est redevable de la vision coloniale (Zimmermann, 2010). Elle tente de fournir une notion technique fondée sur le régime différencié de tutelle légale opérant dans les colonies, bien incarné, par exemple, par le « code de l’indigénat » – un régime administratif spécial réservé aux populations indigènes – appliqué dans les territoires coloniaux du Second empire français (Urban, 2011).

Catégoriser la différence : entre engagisme, travail forcé et travail libre

Si la qualification d’indigène n’est pas dépourvue de nuance péjorative, car elle renvoie au « sujet » soumis au pouvoir colonial, elle a néanmoins été adoptée par des instances de régulation internationale comme l’OIT ; d’autant que sa traduction dans certaines langues, en anglais ou en espagnol par exemple, correspond au terme, plus neutre, d’« autochtone ». Derrière l’expression « travail indigène », il existe une pluralité de relations de travail qui ne sont nullement réductibles à un « modèle unique ». Elles font référence au régime du travail colonial et à ses multiples déclinaisons (esclavage et formes diverses d’asservissement, engagisme, travail forcé, obligatoire ou réquisitionné, travail contractuel, etc.), dont l’on peut esquisser ici une cartographie élémentaire.

L’historiographie plus récente s’est saisie de la question du travail colonial en rejetant toute interprétation binaire (par exemple l’opposition entre travail libre et travail forcé) qu’une vision euro-centrée aurait tendance à privilégier. Ce sont notamment les historiens des pays du Sud qui ont développé cette approche, en replaçant au centre la figure du colonisé, non seulement comme victime, mais aussi comme agent à part entière des sociétés coloniales. Sous l’influence des courants de l’histoire globale du travail, des cultural studies et des subaltern studies, l’accent a été mis sur la porosité des frontières entre statuts, conditions de travail et relations contractuelles, invitant de la sorte à une opération de déconstruction de catégories forgées dans (et pour) les sociétés occidentales (van der Linden, 2008). Certains économistes hétérodoxes ont, quant à eux, proposé d’inscrire le critère de la contrainte au sein même de la naissance du capitalisme moderne, en postulant l’idée d’une continuité entre formes d’asservissement et formes de subordination dans les relations de travail (Mathias, 1987 ; Moulier Boutang, 1998). Une lecture de genre des archives coloniales montre aussi que la « victimisation » des femmes dans le domaine du travail (car elles sont perçues essentiellement dans leur rapport aux pères et aux maris) relève de préjugés issus de l’idéologie coloniale androcentriste (Rodet, 2006).

Dans de nombreux espaces coloniaux, l’expérience de l’engagisme (ou d’indenture en anglais) est la forme dominante des relations de travail depuis le 17e siècle. Ce dispositif contractuel est le levier d’un vaste mouvement de migration impulsé par l’abolition de l’esclavage d’abord au sein de l’Empire britannique (1832), puis dans les colonies françaises (1848), dans le contexte de laborieuse construction des marchés coloniaux du travail. Il repose sur l’échange entre le coût du transport avancé par l’employeur et l’engagement à travailler de la part de l’immigré pour un temps déterminé (entre trois et cinq ans). Alors que, dans des situations d’abus, ce dispositif se traduit par des formes déguisées de travail contraint, les frontières entre engagisme et esclavage, d’une part, et engagisme, travail salarié et émigration volontaire de l’autre, se révèlent moins étanches qu’il n’y paraît. Certains travaux, par exemple, mettent l’accent sur la continuité entre les conditions d’esclave et d’engagé, plaçant les différentes solutions contractuelles sur une même trajectoire. Dans l’espace impérial du Pacifique, des Caraïbes ou encore de l’Afrique noire, l’engagisme ne disparaît pas avec la fin de l’esclavage ; il se poursuit pendant et, surtout, après lui, en accompagnant la transition vers le système de production capitaliste (Guerassimof, Mandé, 2015 ; Fleury, 2015). D’autres auteurs insistent davantage sur le brouillage des frontières, ces dernières étant réaménagées sans cesse par les usages et les conventions locales. Ainsi, dans l’Empire britannique l’asservissement volontaire n’est pas du tout exclu du lien contractuel alors que les employés de la métropole sont plutôt considérés comme des serviteurs, voire des domestiques (servants), avec des faibles garanties en termes de salaire ou emploi, et susceptibles d’être soumis à des sanctions pénales en cas de manquement grave à l’égard de l’employeur (Steinfeld, 1991). En bref, les limites entre formes d’asservissement et formes contractuelles, tels que l’expérience de l’engagisme nous donne à voir, sont historiquement et géographiquement situées.

Cette forme contractuelle se trouve transposée, même si dans un cadre davantage enrégimentée, dans l’espace métropolitain à l’occasion de la Première puis de la Deuxième Guerre mondiale, lorsque les territoires de l’Empire français, par exemple, deviennent des réservoirs non seulement de soldats, mais aussi de main-d’œuvre. À partir de 1915-1916, pas moins de 200 000 hommes issus des colonies, départements et protectorats français (notamment des Indochinois, des Algériens et des Marocains) vont grossir les rangs des travailleurs coloniaux, dont les conditions de recrutement, de travail et de vie (réquisition, rigueur des mesures disciplinaires, ségrégation géographique, etc.) rappellent de près celles des engagés. Le Service d’organisation des travailleurs coloniaux, rattaché au ministère de la Guerre, est en charge de la gestion de la main-d’œuvre originaire d’Afrique et d’Asie (y compris des travailleurs chinois recrutés exprès), main-d’œuvre destinée à repartir dès l’expiration du contrat. L’administration française redoutant les phénomènes de solidarité interethnique, de contagion de l’indiscipline et de refus de travail, elle s’empresse à encadrer fermement les ouvriers coloniaux, souvent à l’aide de méthodes militaires. Elle s’empare alors des stéréotypes raciaux légués par la colonisation et les sciences humaines (notamment l’anthropologie), en prônant la division raciale du travail selon une logique de « triage » (chaque « race » est censée correspondre à des aptitudes physiques et psychologiques particulières) (Stovall, 1993 ; Dornel, 1995). Ainsi, le critère de la « blanchité » s’institutionnalise dans les pratiques administratives de gestion du personnel, en contribuant à définir les contours des « travailleurs indésirables », c’est-à-dire plus difficilement assimilables à la communauté nationale. Par-delà, il cautionne le recours à des politiques différentielles (et discriminatoires) de la main-d’œuvre qui ne seront guère abandonnées, du moins de manière officieuse, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale (on les retrouve dans certains secteurs comme l’industrie automobile, les mines ou les chemins de fer) (Pitti, 2005 ; Chappe, 2014).

En adoptant la même posture critique, voire révisionniste, les études sur le travail forcé ont été l’occasion pour réinterroger les fondements du régime salarial. Ainsi, les notions de travail libre et travail forcé ont été inscrites dans leurs contextes de production spécifiques ainsi que dans une perspective de longue durée (entre 17e et 20e siècle). Les solutions adoptées en matière de contrainte au travail témoignent d’une irréductibilité locale dans un espace pourtant global, marqué par la circulation des savoirs, normes juridiques et pratiques économiques auxquels les acteurs ont recours. Par exemple, le livret ouvrier conçu en Europe au début du 19e siècle s’apparente à d’autres formes de discipline au travail expérimentées en Asie et dans les espaces coloniaux (des contrats d’apprentissage à la répression du vagabondage), l’objectif de mieux contrôler la mobilité des travailleurs étant le même (Stanziani, 2010). Sur un autre versant, le « contrat d’association » mis en place après l’abolition de l’esclavage dans les Antilles (qui liait le contrôle de la liberté des ex-esclaves par le rattachement à l’habitation et la rétribution en nature) n’est pas sans rappeler les formes les plus contraignantes de métayage expérimentées dans le vieux continent (Larcher, 2014).

Cette dimension locale des dispositifs (organisationnels, normatifs, juridiques…) devient d’autant plus significative que, durant l’entre-deux-guerres, les avis au sein des gouvernements nationaux comme des instances internationales divergent quant à la définition des frontières entre travail libre et travail forcé. Les travaux préparatoires pour la promulgation d’une convention ad hoc de la part de l’OIT, en 1930, témoignent de cette situation. D’après les recensements effectués par les experts du BIT, il existe plusieurs typologies de travail forcé : la réquisition de main-d’œuvre notamment pour des « grands travaux » ; les prestations dues aux autorités locales, souvent sous forme d’impôts ; la main-d’œuvre pénale ; le travail forcé sous forme de service militaire (ce que les Français appellent la « deuxième portion du contingent », c’est-à-dire des soldats employés exclusivement sur les chantiers des travaux publics) ; le travail forcé, enfin, destiné aux « cultures obligatoires » (Fall, 1993). L’accent sur tel ou tel aspect du travail obligatoire dépend de différentes politiques coloniales qui, à leur tour, sous-tendent des formes particulières de mobilisation de la main-d’œuvre. Par exemple, les représentants français et portugais défendent dans un premier temps la légitimité du recours au travail forcé pour des raisons fiscales ou militaires, car ils estiment que ces domaines relèvent de la souveraineté nationale et ne rentrent pas dans les prérogatives des conventions internationales. Les représentants belges, en revanche, insistent sur le maintien des cultures obligatoires, souvent présentées comme des « mesures d’enseignement agricole », quoi qu’exceptionnelles. Il ne reste pas moins que la « loi morale du travail » est érigée en tant que principe fondateur du marché et des formes d’émancipation sociale associées.

L’action de normalisation poursuivie par l’OIT répond à l’idéologie du travail libre, qui devient le paramètre d’une civilisation à exporter à l’échelle globale. La critique du travail forcé alimente le discours impérialiste européen tout en contribuant à instituer la « norme » de ce que doit être le travail dans les sociétés coloniales, c’est-à-dire une activité subordonnée en échange d’une série de contreparties (salaire et droits sociaux). Apparaît alors une sorte de droit du travail colonial qui envisage un modèle d’inclusion sociale parallèle, par ailleurs moins équitable car indexé sur des critères de différentiation ethno-raciale (Le Crom, 2016). Cette conception du travail, qui puise largement dans l’expérience historique du salariat, sort renforcée après la Seconde Guerre mondiale, au moment où les élites à la fois occidentales et locales s’emploient à reconstruire les bases de la citoyenneté postcoloniale. Après les premières grèves et luttes sociales en Afrique noire, par exemple, la politique d’encadrement et de stabilisation de la main-d’œuvre culmine avec l’adoption du Code du travail en 1952, calqué sur l’expérience française, alors même que, si l’on regard de plus près les formes de recrutement et de contrôle mobilisées dans l’espace colonial, l’imbrication des conceptions du travail semble être la règle (Cooper, 2004).

On assiste ainsi à un phénomène de catégorisation occidentale, au sens où les mécanismes cognitifs et institutionnels sous-jacent à la construction, la réception et la transformation de la notion de « travail indigène » sont régis par les acteurs et les valeurs des puissances coloniales.

Une transition laborieuse vers le salariat : l’exemple du contrat écrit

L’OIT constitue un lieu d’observation privilégié pour démêler les fils qui ramènent aux tentatives d’introduction du modèle salarial en situation coloniale. À Genève les discussions s’enchaînent autour des modes de régulation des relations de travail sous la double pression des préoccupations d’ordre économique (la rationalisation des marchés) et d’ordre social (assurer la protection sociale à tous les travailleurs). Les conséquences de la crise économique du début des années 1930 sur les territoires coloniaux (notamment les colonies d’exploitation) ne sont pas étrangères à cet intérêt accru à l’égard du régime de recrutement des travailleurs indigènes. En effet, les plantations et certaines catégories de mines ont vu décroître considérablement leur capacité d’emploi de main-d’œuvre, ce qui a favorisé le retour à des conditions plus « normales » comportant une pression moins forte sur les indigènes. En outre, la diminution de la demande de main-d’œuvre pendant la crise a entraîné dans un certain nombre de territoires une suppression partielle des organismes de recrutement. Une situation qui appelle à un effort de régulation.

Lors des débats pour la préparation de la Conférence internationale de 1936, qui adoptera une Convention sur le recrutement des travailleurs indigènes, les experts internationaux se penchent sur la nature du « contrat écrit ». Il faut tout d’abord trancher sur les conditions de recrutement. Si, par exemple, un travailleur indigène s’engage à prêter ses services à un employeur pour exécuter un travail manuel en échange d’une rémunération, ce travail – suggère le représentant gouvernemental belge – devrait s’effectuer « sous la surveillance et la direction permanente de [l’employeur] ». Autrement dit, il importe de délimiter le champ d’application de la réglementation internationale en excluant ledit « contrat d’entreprise » (aussi connu comme contrat de louage d’ouvrage), c’est-à-dire « tout contrat passé en vue de l’exécution d’un travail par un entrepreneur indépendant », en mettant en revanche l’accent sur la relation de dépendance que la subordination implique. Ce n’est donc pas une référence abstraite, voire idéalisée, du travail subordonné qui est convoquée. Les experts de l’OIT, essentiellement européens, ont recours aux formes historiques du salariat auxquelles ils sont confrontés, même en procédant par un mécanisme d’affirmation par opposition (dans ce cas spécifique, le louage d’ouvrage et toutes les formes de rémunération par produit).

Dans le même esprit, on prend soin de faire reposer sur l’employeur principal la responsabilité de l’exécution de tout contrat écrit passé par une autre personne opérant comme agent de cet employeur (sous-entrepreneur, tâcheron ou autre figure intermédiaire). Sous prétexte de garantir une meilleure protection aux travailleurs locaux, il s’agit de rompre tout lien infra-contractuel au sein d’un réseau potentiel de relations de travail et de marchandage, évidemment plus difficilement contrôlable. D’où, par exemple, la méfiance accrue à l’égard de la figure du travailleur recruteur, qui a souvent recours à des contrats verbaux à durée limitée (moins de trente jours) susceptibles de créer des situations d’injustice à cause des déclarations erronées sur les conditions de travail et de l’endettement des recrues (par le biais d’avances sur les salaires). D’une part, il s’agit de cerner les frontières du contrat de travail, en essayant par ailleurs d’éviter tout débordement lié aux pratiques locales (comme le fait d’appliquer automatiquement le contrat d’un travailleur à toute une famille, pratique qu’on trouve souvent en Afrique noire). D’autre part, on dessine les frontières de ce que devrait être l’entreprise, au sein de laquelle se nouent des relations qui sont tout aussi juridiques qu’économiques.

Dans le prolongement de ce débat, s’affirme également la tendance à privilégier des contrats d’une durée assez courte afin d’éviter les situations d’abus telles qu’on retrouve chez les travailleurs immigrés et les engagés. Si dans certains territoires coloniaux (par exemple l’Afrique de Ouest sous contrôle britannique ou encore les Indes néerlandaises) les dispositions légales comportant des sanctions pénales en cas de rupture de contrat ont été abrogées, il reste beaucoup à faire pour aboutir à une homogénéisation de la réglementation internationale en la matière. Cet objectif, par ailleurs, ne sera pas atteint dans l’immédiat à cause de la pression des intérêts coloniaux. La Convention sur l’abolition des sanctions pénales pour les travailleurs indigènes (1939), par exemple, prévoit que cette pratique soit supprimée « progressivement ». En fait, cette convention comme bien d’autres seront ratifiées par la plupart des pays occidentaux au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il ne reste pas moins que le passage au contrat écrit demeure une étape fondamentale dans la transition au modèle salarial ; ce dernier, loin de reproduire mécaniquement l’expérience occidentale, se nourrit également des conventions et des pratiques qui se forgent à une échelle locale.


L’expérience du travail colonial défie le modèle historique du salariat expérimenté dans le monde occidental. Si la grille de lecture dualiste propre à la société fordienne n’est pas en mesure de rendre compte de la pluralité des normes caractérisant aujourd’hui la « zone grise du travail et de l’emploi », elle est encore moins adaptée à la situation coloniale. Loin de s’opposer frontalement, les différentes formes de relations de travail qui s’y développent (engagisme, travail forcé ou servile, travail contractuel, etc.) alimentent le processus d’« institution » du travail qui accompagne, et complexifie, la transition au système de production capitaliste des sociétés coloniales. Ainsi, les frontières issues des catégorisations traditionnelles (travail contraint/libre, travail formel/informel, travail dépendant/autonome, etc.) apparaissent mouvantes car elles sont historiquement et géographiquement localisées. En même temps, leur définition s’inscrit dans un espace global de circulation de normes et de pratiques (des dispositifs de contrôle aux moyens d’accès aux ressources), qui invite à un effort de comparaison à travers le temps et l’espace (→ Comparer les Zones grises).

Les exemples tirés des tentatives de régulation des marchés coloniaux du travail prônés par l’OIT sont emblématiques de ce brouillage des frontières (→ Frontière et statuts de l’emploi). La diffusion du contrat écrit dans les territoires coloniaux, par exemple, révèle les tensions entre des conceptions du travail qu’une lecture binaire et euro-centrée voudrait opposées et non pas imbriquées. Si le contrat écrit est perçu par les experts européens comme un gage de sécurité face aux dérives potentielles des accords verbaux, il est aussi un moyen pour rompre avec les pratiques de marchandage et de sous-traitance, qui contribuent à rendre moins stable le périmètre de l’entreprise et des activités qu’elle abrite. Au sein de ce périmètre, la figure du travailleur recruteur (qu’on pourrait rapprocher au chef d’équipe ou marchandeur occidentaux) se présente aussi bien comme un obstacle que comme une facilitation sur la voie de l’individualisation des rapports de travail, selon que l’on retient sa capacité à maîtriser l’offre de main-d’œuvre ou son emprise négative sur celle-ci (par exemple à travers le recours aux avances sur les salaires, sources potentielles d’endettement et donc de contrainte). Ainsi, la question du recrutement de la main-d’œuvre indigène se révèle être un outil pour aborder les multiples configurations qui sont propres au marché colonial du travail.

Penser le travail au prisme de l’expérience coloniale signifie mettre l’accent sur l’hétéronomie des conditions de production de normes d’emploi et de travail. Les dynamiques constitutives de ces normes participent d’une « autre » histoire du salariat, marquée par la coprésence de formes plurielles de subordination (→ Subordination/Autonomie) qui, elles, sont irréductibles à la dimension exclusive de la soumission du travailleur à l’employeur (Didry, 2016).

 

Ferruccio Ricciardi

Bibliographie

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Sources archivistiques

International labour organisation archives (ILOA), Genève

Archives nationales d’outre-mer (ANOM), Aix-en-Provence



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