Pluriactivité

La pluriactivité se définit d’abord en creux, par écart à la norme du travail monoactif : « un même emploi, un même employeur, toute l’année… voire toute la vie ». Dans l’Europe occidentale de l’après-guerre, la monoactivité s’est en effet imposée comme une norme culturelle, dans un contexte de pénurie de main d’œuvre où le souci majeur des employeurs était de fidéliser les salariés, en particulier les plus qualifiés. Au regard de cette norme émergente, les trajectoires professionnelles irrégulières, reposant sur le cumul ou sur l’alternance de plusieurs activités, ont été disqualifiées, ou plus précisément qualifiées d’atypiques (Mouriaux, 2006). La première définition positive de la pluriactivité, proposée en 1999 par A. Benoît et F. Gerbaux rend compte de la dualité inhérente à la notion. Celle-ci désigne à la fois une combinaison d’activités professionnelles et une pluralité de statuts : « la pratique par un individu de plusieurs activités ou emplois, exercées de façon partielle ou simultanée, impliquant parfois plusieurs statuts professionnels ».

La pluriactivité relève donc d’un double écart à la norme instituée : du point de vue de la protection sociale, mais aussi du point de vue de la spécialisation professionnelle. Ce statut d’écart à la règle explique sans doute le traitement scientifique et politique réservée à une pratique pourtant fort ancienne. Les travaux sur la question restent rares et s’intéressent principalement au monde rural. C’est là, il est vrai, que la pratique de la pluriactivité a été historiquement la plus visible, avec la figure de l’ouvrier-paysan. « Il n’y a jamais eu de société rurale purement agricole », écrivait Henri Mendras. À partir du 19ème siècle, la diversification s’accroît bien d’avantage, en réponse à l’industrialisation : en effet, l’activité agricole, à la fois base de la subsistance et soutien identitaire, permet aux ouvriers-paysans de rester au pays sans basculer dans une dépendance totale à l’égard de l’usine. La pluriactivité apparaît ici comme un moyen de résistance à la prolétarisation.

Au regard des pouvoirs publics, la pluriactivité émerge en premier lieu comme un problème juridique : comment lutter contre les discriminations sociales et fiscales qui affectent les travailleurs pluriactifs, du fait d’un système de protection sociale à la fois fragmenté et polarisé par la norme d’emploi monoactif ? La première reconnaissance de la pluriactivité par le législateur date de la loi Montagne de 1985 : celle-ci vise à simplifier l’accès à la protection sociale pour des assurés concernés, en raison de leurs activités, par une pluralité de régimes. Le texte précise que « les travailleurs pluriactifs bénéficient d’une protection sociale qui prend en considération les conditions particulières dans lesquelles ils exercent leurs activités professionnelles » et instaure des guichets uniques d’information et de conseil destinés aux travailleurs pluriactifs. Le traitement politique de la question évolue ensuite pour faire place à des enjeux d’aménagement du territoire. Mais c’est surtout dans les années 1990 que la question de la pluriactivité commence à faire plus largement débat, qu’elle soit vue comme une réponse partielle au chômage, un moyen de flexibiliser l’appareil productif ou un instrument de développement local, voire un horizon sociétal utopique.

Avant d’aborder ces enjeux, prenons d’abord la mesure du phénomène. En 2005, l’INSEE consacre une étude aux salariés pluriactifs, reprenant une définition assez voisine de celle proposée par Benoît et Gerbaux : « un salarié pluriactif est un salarié qui exerce un même métier pour plusieurs employeurs ou qui exerce plusieurs métiers différents ». L’Enquête emploi dénombre 1,126 millions de salariés pluriactifs, soit 783 000 salariés exerçant le même métier pour plusieurs employeurs et 343 000 salariés exerçant plusieurs métiers. Selon le sexe, le multi-salariat ne concerne pas les mêmes métiers. Les femmes sont essentiellement assistantes maternelles, aides à domicile ou employées de maison, tandis que les hommes travaillent dans les milieux du spectacle, sont professeurs, moniteurs ou éducateurs sportifs, ou encore agents de sécurité. Dans les milieux du spectacle, Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato (2008) relèvent par ailleurs un nombre élevé d’intermittents du spectacle qui sont à la fois – ou tour à tour – salariés et employeurs. Quant aux non-salariés pluriactifs, au nombre de 76 000, il s’agit principalement d’agriculteurs mais également de médecins ou de kinésithérapeutes (Insee, 2006). Entre 1997 et 2003, la pluriactivité a progressé de façon significative chez les agriculteurs : 32 % de foyers pluriactifs en 2003 contre 23 % en 1997. Quelques années plus tard, Franck Evain (2009) dresse une typologie des différentes situations recouvertes par la notion de pluriactivité : les pluriactifs qui cumulent plusieurs activités non salariées (ex : gérants de plusieurs SARL) ; ceux qui exercent plusieurs emplois salariés de manière simultanée : environ 1 million de personnes qui relèvent du multi-salariat ; ceux qui exercent simultanément et de façon durable au moins deux activités, l’une salariée et l’autre non salariée : environ 300 000, concentrés plus particulièrement dans les secteurs de la santé et des services aux entreprises. Il peut s’agir par exemple de médecins qui cumulent exercice libéral et salariat en hôpital, d’agriculteurs qui se font moniteurs de ski l’hiver ou encore de salariés en transition vers le développement de leur propre activité. Précisons que le processus de transition vers l’indépendance touche toutes les catégories socioprofessionnelles : 33 % des salariés concernés sont ouvriers, 25 % occupent des professions intermédiaires, 21 % sont employés et 18 % cadres.

Une étude de l’Insee (2015) sur l’emploi et les revenus des indépendants s’intéresse particulièrement à la situation de cumul entre une activité salariée et une activité non salariée. Elle dénombre alors 362 000 personnes concernées par cet enjambement de la frontière du salariat. Là encore, ce chiffre recouvre différentes situations, transitoires ou durables. Généralement, à l’exception du secteur de la santé, l’activité complémentaire ne relève pas du même secteur : la pluriactivité s’entend donc aussi au sens du métier. Les auto-entrepreneurs (→ Auto-entrepreneur.e.s) contribuent de façon significative à ce phénomène puisque 33 % d’entre eux sont pluriactifs (contre 10 % des indépendants classiques). Ces auto-entrepreneurs pluriactifs tirent d’ailleurs l’essentiel de leur revenu (84 %) de leur activité salariée. Globalement, le revenu des pluriactifs est plus élevé que celui des monoactifs, mais cela est dû au cumul des ressources puisque les pluriactifs tirent en moyenne moins de revenu de leur activité indépendante que les non-salariés monoactifs.

Enfin, une étude de la Dares (2016) dénombre 1,4 million de personnes pluriactives, parmi lesquelles 450 000 salariés exercent une même profession pour plusieurs employeurs, tandis que 740 000 salariés ont plusieurs professions et que 200 000 sont non-salariés dans leur activité principale.

Après avoir pris la mesure des pratiques de pluriactivité, nous allons maintenant en examiner les enjeux, au regard de la protection sociale d’abord, de la division du travail ensuite.

Pluriactivité et système de protection sociale

En France, la pluriactivité est apparue comme un problème public à partir des années 1980, essentiellement dans le monde rural et les régions de montagne, en raison des inégalités d’accès à la protection sociale qu’elle occasionne. Au niveau individuel, le fait de pouvoir se maintenir ou non à l’intérieur d’un même régime de protection sociale pèse sur les décisions de diversification d’activités. Cette réalité se traduit à un niveau macrosocial par le recours plus ou moins important à la pluriactivité que l’on observe dans les différents pays d’Europe, en lien avec la nature universaliste ou non du système de protection sociale (Rouault, 2002). Comparant les taux de pluriactivité dans plusieurs pays d’Europe, Sophie Rouault en vient ainsi à distinguer quatre groupes : l’Europe du Sud (taux faibles), où l’importance de l’économie informelle entraîne une sous-déclaration de la pluriactivité ; les pays « centraux » comme l’Allemagne et la France, aux taux moyens ; les pays du Nord comme la Hollande et l’Irlande, caractérisés par des taux élevés ; enfin, les pays scandinaves où la pluriactivité est particulièrement développée. Elle émet alors l’hypothèse d’un lien entre modèle de protection sociale et pratique de la pluriactivité : « l’exercice d’emplois multiples est freiné lorsque les droits sociaux sont filtrés par l’appartenance à un métier, alors que la mobilité professionnelle particulière que constitue la pluriactivité est facilitée lorsque leur accès est ‘universel’ » (Rouault, 2002).

S’agit-il de faire de nécessité vertu ? A partir des années 1990 se déploie en France une vision militante de la pluriactivité : celle-ci correspondrait à l’émergence d’une économie plurielle, dans laquelle chacun pourrait trouver son épanouissement en s’émancipant des horizons bornés de l’emploi monoactif. La revue Esprit se fait l’écho de cette utopie : dans une telle perspective, la question de la diversification ne peut être dissociée d’une réflexion plus large sur la place du travail dans nos sociétés, « afin d’éviter l’extension d’une société duale dans laquelle le travail salarié est confisqué par un nombre réduit d’individus, tandis que les autres font des activités multiples mais dévalorisées ou précaires » (Gaullier, 1995).

Dès les années 1980, de nombreuses solutions ont été expérimentées pour donner un cadre juridique aux formes concrètes de la pluriactivité (Mouriaux, 2006). On peut citer l’exemple des associations de travail en temps partagé qui mettent en relation des entreprises, en général de petite taille, avec des ingénieurs ou des cadres disposés à se partager entre plusieurs employeurs. Autorisé par une loi de 1985, le groupement d’employeurs instaure de même une relation de travail tripartite : le groupement recrute des salariés dont il est l’employeur de jure et les affecte aux différents membres du collectif en fonction de leurs besoins respectifs : partage d’un comptable entre plusieurs PME ; alternance de travail saisonnier hiver/été, etc. Bénédicte Zimmermann (2011) donne ainsi quelques exemples d’expérience du travail à temps partagé : un conducteur de machine dans une entreprise de planche à voile se transforme l’hiver en commercial agroalimentaire ; un routier vend aussi des kayaks et devient à l’occasion conseiller en formation ; une conditionneuse emballe du parfum l’hiver, des poulets l’été. Du point de vue du salarié, l’expérience de travail dans un groupement d’employeurs peut être plus ou moins choisie ou subie, même si elle rencontre toujours une limite majeure, à savoir l’absence d’un véritable collectif de travail.

Encadrées par la loi depuis 2008, les sociétés de portage salarial convertissent les revenus de travailleurs indépendants en salaires afin de leur garantir les droits sociaux du salariat, tout en les déchargeant des contraintes de gestion administrative et comptable de leur activité. Les coopératives d’activités et d’emploi qui salarient des porteurs de projet et leur proposent l’accès au sociétariat coopératif, ont obtenu depuis 2014 la reconnaissance légale du statut d’entrepreneur-salarié, notion considérée longtemps comme une aberration juridique et qui traduit bien l’aspiration paradoxale à faire partie d’une communauté de travailleurs à la fois autonomes et solidaires (→ Entrepreneur-salarié).

Le contrat d’activité proposé par le rapport Boissonnat (1995) s’inscrivait dans le souci de construire une législation de l’activité professionnelle qui transcende le contrat de travail, afin de permettre aux travailleurs d’alterner activités professionnelles salariées, indépendantes ou associatives et périodes de formation, sans pour autant perdre leur statut. Le rapport Au-delà de l’emploi, publié sous la direction d’Alain Supiot, va plus loin en préconisant un statut du travailleur, par-delà les contrats de travail, ou encore un « état professionnel des personnes », fondé sur un ensemble de droits attachés à l’individu et non plus à son emploi (et par là transférables d’une entreprise à l’autre, et d’un statut – salarié/non salarié – à l’autre). Ce rapport promeut notamment dans ce cadre l’instauration de « droits de tirage sociaux » (sur des comptes épargne-temps, des comptes formation…). À partir de ces deux rapports, le débat s’est poursuivi autour des notions de flexicurité ou de sécurité sociale professionnelle, sans déboucher à ce jour sur une réforme de grande ampleur de la protection sociale. Le Nouveau Modèle imaginé en 2003 par la Coordination des Intermittents et précaires comme alternative à la réforme de l’assurance chômage des intermittents du spectacle constitue une tentative d’allier discontinuité de l’emploi et sécurité du revenu (Bureau et Corsani, 2012). Plus récemment, le Compte personnel d’activité (CPA) a été présenté par les pouvoirs publics comme une nouvelle étape dans la continuité des droits sociaux et leur personnalisation.

Pluriactivité et division du travail

La pratique de la pluriactivité représente aussi un mode de résistance voire de subversion par rapport aux assignations des personnes à des places et à des postes, telles qu’elles résultent de la division technique et sociale du travail. Comme le rappelle Howard Becker dans la préface de L’artiste pluriel (2009), la division du travail intéresse les sciences sociales depuis Adam Smith et Émile Durkheim. Adam Smith (1776) y voit une cause majeure de développement de la richesse. En revanche, Émile Durkheim (1893) reconnaît surtout dans la division du travail la condition essentielle de la solidarité sociale, tout au moins à partir d’un certain niveau de développement des sociétés, « parce qu’elle crée entre les hommes tout un système de droits et de devoirs qui les lient les uns aux autres d’une manière durable ». Dans la perspective d’É. Durkheim, la spécialisation professionnelle s’impose à l’individu comme un devoir moral : « On peut donc dire à la lettre que, dans les sociétés supérieures, le devoir n’est pas d’étendre notre activité en surface, mais de la concentrer et de la spécialiser. Nous devons borner notre horizon, choisir une tâche définie et nous y engager tout entier, au lieu de faire de notre être une sorte d’œuvre d’art achevée, complète, qui tire toute sa valeur d’elle-même et non des services qu’elle rend ». Le dilettante, celui qui refuse « de se laisser prendre tout entier dans les mailles de l’organisation professionnelle » fait figure d’un être a-social. Pourtant, si les deux auteurs s’accordent pour défendre les vertus de la spécialisation professionnelle, l’un au nom de l’efficacité productive, l’autre au nom de la morale et de la cohésion sociale, l’un comme l’autre en perçoivent aussi les limites. Adam Smith est conscient du risque d’abrutissement auquel la division du travail peut conduire : « Un homme qui passe toute sa vie à remplir un petit nombre d’opérations simples, dont les effets sont aussi peut-être toujours les mêmes ou très approchant les mêmes, n’a pas lieu de développer son intelligence ni d’exercer son imagination à chercher des expédients pour écarter des difficultés qui ne se rencontrent jamais ; il perd donc naturellement l’habitude de déployer ou d’exercer ces facultés et devient, en général, aussi stupide et aussi ignorant qu’il soit possible à une créature humaine de le devenir ; l’engourdissement de ses facultés morales le rend non seulement incapable de goûter aucune conversation raisonnable ni d’y prendre part, mais même d’éprouver aucune affection noble, généreuse ou tendre et, par conséquent, de former aucun jugement un peu juste sur la plupart des devoirs même les plus ordinaires de la vie privée » (Smith, 1991 : 406). Pour Adam Smith néanmoins, il s’agit là d’un mal mineur, le prix à payer en quelque sorte si l’on veut accroître la richesse de la nation. Quant à Émile Durkheim, il considère qu’il existe des formes « anormales » où la division du travail ne produit pas la solidarité et que « la division du travail ne saurait être poussée trop loin sans devenir une source de désintégration ».

On trouvera dans les Manuscrits de 1844, sous la plume de Marx, une critique plus virulente de la division du travail comme fondement du travail aliéné. Dans l’Idéologie allemande, Marx et Engels vont jusqu’à imaginer une utopie de pluriactivité comme trait de la société communiste qu’il s’agit de faire advenir : « Dans la société communiste, où chacun n’a pas une sphère d’activité exclusive, mais peut se perfectionner dans la branche qui lui plaît, la société réglemente la production générale, ce qui crée pour moi la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l’après-midi, de pratiquer l’élevage le soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique » (Marx et Engels, 1952 : 22).

Dans nos sociétés caractérisées par une division sociale du travail très poussée, les systèmes de classification et de hiérarchisation des activités humaines évoluent en permanence, sous l’effet des évolutions socio-techniques mais aussi des luttes sociales qui se jouent à la frontière des champs professionnels. La définition du faisceau de tâches qui constitue légitimement un métier n’a rien de naturel ni d’immuable : elle repose sur une convention sociale située dans l’espace et dans le temps. Elle varie aussi d’un champ d’activité à l’autre : par exemple, comme le rappelle Howard Becker (2009), si la division du travail entre compositeurs et interprètes s’est imposée dans le domaine de la musique classique, elle n’a pas cours au même degré dans le monde du jazz. En conséquence, la signification même de la pluriactivité varie en fonction des institutions qui régulent les occupations professionnelles et en délimitent les contours.

Or, ces contours des champs professionnels évoluent sous l’effet du jeu des acteurs qui cherchent à les faire bouger. C’est le cas au tournant du 21e siècle, lorsque la loi d’orientation de 1999 reconnaît la multifonctionnalité de l’agriculture : outre la production de denrées alimentaires, celle-ci comprend désormais « différentes contributions » telles que l’entretien du territoire, la protection de l’environnement, le maintien du tissu économique et social et la conservation d’un capital culturel rural (Laurent & Mouriaux 1999). Cela signifie concrètement que la culture du maïs, l’entretien des chemins ruraux et la location d’un gîte contribuent tous trois à la « combinaison d’activités » ou au « faisceau de tâches » qui définissent désormais l’agriculture. Notons à cet égard l’analogie qui existe entre la revendication de « vivre et travailler au pays » rencontrée en milieu rural et celle de « vivre de son art » qui s’exprime dans les milieux de l’art et de la culture. La multifonctionnalité agricole trouve ainsi un écho direct dans la diversification des rôles assumés par les professionnels de l’art et de la culture, engagés pour certains dans la restauration du lien social, en milieu urbain comme en milieu rural. Ce qui amène certains artistes à revendiquer, par exemple, l’animation d’un atelier de théâtre dans un quartier difficile comme faisant partie intégrante du mandat social de l’artiste.

Dans ces deux cas de figure, la pluriactivité s’accompagne d’une certaine cohérence, au sens où les différentes activités contribuent à assurer un revenu mais entretiennent aussi, entre elles, un rapport de complémentarité et d’influence réciproque. C’est finalement une redéfinition du métier qui est ici en jeu. Mais la pratique de la pluriactivité peut revêtir d’autres significations : faire face à la nécessité, mais aussi refuser l’aliénation de soi provoquée par l’enfermement dans une identité professionnelle monolithique. Pour Patrick Cingolani, la poly-activité constitue ainsi une forme radicale de résistance aux assignations identitaires. La distinction entre poly-activité et pluriactivité, malgré ses limites inhérentes à l’instabilité des frontières qui délimitent les champs, permet de faire la différence entre deux types de situation : d’une part, l’exercice de plusieurs métiers proches ou complémentaires, par exemple, musicien et ingénieur du son, d’autre part le cumul d’activités dans des domaines distincts voire étrangers l’un à l’autre, par exemple ouvrier métallurgiste et professeur de yoga.

La poly-activité permet de se construire une identité sociale disjointe de l’identité au travail. Au sein du monde ouvrier, le « travail à côté » (bricole, travail artisanal, etc.) recrée un espace de liberté qui aide à la fois à supporter l’usine et à arrondir les fins de mois, tout en échappant à une assignation identitaire peu valorisée (Weber, 2009). Pour appréhender cette réalité du « travail à côté », F. Weber a d’ailleurs abandonné la notion de loisir, la jugeant peu appropriée. De son côté, Pascale Trompette évoque l’expérience des « passants-travailleurs » qui exercent leur activité professionnelle dans un atelier du nucléaire, tandis qu’une part essentielle de leur vie se passe ailleurs : éleveurs d’escargots, mécanos ou autres « descendants du facteur Cheval » : « En sortant de l’usine, ils sont aussi nombreux à enfiler d’autres casquettes : ils seront artisan, commerçant, agriculteur… ; certains prennent la relève d’une épouse ou d’un parent tandis que d’autres perpétuent un métier, une compétence ou des racines, un lien familial, amical, une autre façon de se socialiser, d’exister. Cette activité, apparemment en marge de l’usine, peut prendre des formes moins achevées, se jouant des frontières de catégories trop bien établies : activité marchande, travail, bricole, loisirs. Après leur parenthèse usinière, les ouvriers passent le reste de la journée dans une carrosserie, sur le chantier d’une maison d’amis ou à vendanger ».

En réhabilitant la poly-activité, P. Cingolani renoue avec la perspective développée par Marx et Engels dans l’Idéologie Allemande, celle d’une société utopique dans laquelle chacun pourrait échapper au diktat de la spécialisation professionnelle et passer d’une activité à l’autre selon son bon plaisir.

Doublement déphasée par rapport aux normes, la pratique de la pluriactivité est ainsi au cœur des « zones grises du travail et de l’emploi ». Elle se traduit en effet par des difficultés d’accès à la reconnaissance juridique et sociale de l’activité professionnelle ; en même temps, elle interroge notre système de protection sociale et nos modes de division du travail et contribue à faire bouger les institutions par le biais d’innovations qui concernent à la fois la protection des travailleurs et les organisations du travail.

 

Marie-Christine Bureau

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