Fabriques instituantes

La notion de Fabrique instituante, telle que nous la proposons ici, vise à rendre compte du travail de l’imaginaire dans le changement institutionnel.

Cette notion a été forgée à partir d’une observation ou si on veut d’un constat : au-delà du jeu incessant de lobbying déployé par nombre d’acteurs pour jouer sur les règles à leur avantage, il existe des situations qui appellent non seulement la révision des règles mais aussi la fabrication de nouveaux imaginaires, de nouvelles catégories de pensée, sans que ces situations correspondent nécessairement à des périodes de rupture brutale. La transformation des imaginaires sociaux et des formes juridiques qui leur sont associées relève aussi d’un processus aux rythmes contrastés, souvent même balbutiant. Pour autant, cette action sur l’imaginaire relève elle-même d’un travail, le travail d’institution. Cette notion a été initialement formulée par Cornelius Castoriadis (1975), puis développée par Georges Lapassade (1991). Dans les années 2010, Pascal Nicolas Le-Strat la mobilise pour rendre compte d’un usage inventif des réalités institutionnelles en tant que capacité politique d’agir sur ces réalités (Nicolas le-Strat, 2015). Le fait de parler de travail d’institution suppose de s’interroger aussi sur les ressources mobilisées et sur la façon dont s’organise cette activité.

À partir de là, la notion de fabrique instituante procède d’une approche pragmatique du changement institutionnel tout en reconnaissant le pouvoir de l’imaginaire dans le processus instituant. Dans cette perspective, elle a été conçue en conjuguant les apports de C. Castoriadis avec ceux de J. Mahoney et K. Thelen.

L’approche proposée par Mahoney-Thelen donne une place importante aux acteurs dans l’écriture du changement institutionnel. Elle permet d’éclairer les stratégies que ceux-ci mettent en œuvre et de montrer la pluralité des formes et des rythmes que le changement peut revêtir. En revanche, en se focalisant sur les règles, elle méconnaît la composante imaginaire de l’institution. De son côté, C. Castoriadis met en exergue le pouvoir créateur de l’imaginaire dans le cours du processus instituant : celui-ci ne consiste pas seulement à faire évoluer des règles, il fait aussi advenir de nouvelles significations, de nouvelles façons d’appréhender le monde.

Nous montrerons d’abord comment l’approche de Mahoney-Thelen peut être articulée à celle de Castoriadis, avant de donner à voir sur deux exemples comment la « fabrique instituante » opère pour apporter des réponses à des désajustements durables entre institutions et pratiques. Nous nous interrogerons enfin sur les conditions d’existence de tels processus.

Une approche pragmatique du changement institutionnel

À partir des années 1980 se développent, à la croisée entre économie, sociologie et science politique, plusieurs courants dits néo-institutionnalistes, principalement en Amérique du Nord et en Europe occidentale : l’institutionnalisme sociologique, l’institutionnalisme historique et l’institutionnalisme du choix rationnel (Hall et Taylor, 1997). L’institutionnalisme sociologique émane de la théorie des organisations et vise à mieux prendre en compte les dimensions cognitive et culturelle de l’action au sein des organisations. L’institutionnalisme historique prend naissance dans la science politique et s’attache plus particulièrement à analyser des différences institutionnelles entre pays. Enfin l’institutionnalisme du choix rationnel s’est développé à l’origine pour comprendre la remarquable stabilité des décisions prises par le Congrès américain, constat en désaccord avec les postulats classiques de l’école des choix rationnels. Par-delà leurs différences théoriques et méthodologiques, ces courants de pensée partagent deux questions centrales : celle de la relation entre institution et comportement, celle du processus par lequel les institutions naissent ou se transforment. Mais, comme le remarquent James Mahoney et Kathleen Thelen (2010), les trois courants, dans leur ensemble, savent mieux expliquer la continuité que le changement, surtout lorsqu’il s’agit d’un changement endogène. Pour abondante qu’elle soit, estiment ces auteurs, la littérature institutionnaliste nous est de peu de secours pour appréhender la réalité à la fois permanente et graduelle du changement institutionnel. Certes, elle éclaire les différences de configurations institutionnelles observables dans l’espace et dans le temps (par exemple, la variété des capitalismes) ; elle sait aussi rendre compte des grands bouleversements issus de ruptures à l’échelle de l’histoire (guerres, révolutions) ; mais en revanche, elle ne permet pas de comprendre les transformations successives, comme celles qui ont affecté par exemple la Chambre des lords britannique au cours de l’histoire et qui sont parvenues à faire évoluer progressivement ce bastion des intérêts aristocratiques vers un ardent défenseur des libertés civiles. Comment penser un changement qui ne soit pas exogène, provoqué par une rupture brutale ? Pour J. Mahoney et K. Thelen, une source endogène de changement réside dans l’irréductible ambiguïté des règles instituées, ambiguïté qui ouvre en permanence des marges d’interprétation et de débat. Si, par définition, les institutions s’imposent aux individus, les citoyens ne se contentent pas pour autant de se conformer à des normes de conduite qu’ils auraient de fait intériorisées. Selon les intérêts qu’ils défendent, les ressources qu’ils détiennent et les alliances qu’ils sont capables de nouer, certains d’entre eux sont en mesure de discuter l’application des règles du jeu, de les modifier à leur avantage ou, tout au moins, d’en promouvoir de nouvelles interprétations. Si l’approche proposée par Mahoney et Thelen permet d’éclairer les stratégies des acteurs engagés dans un processus de changement institutionnel, elle méconnaît en revanche la dimension proprement créatrice de ce processus. Il est donc utile à cet égard de revenir à une approche développée dès la fin des années 1960 qui, plus que d’autres, nous permet d’avancer dans la compréhension du changement institutionnel.

L’ institué et l’ instituant ou le pouvoir de l’imaginaire

Depuis que Durkheim a conféré au concept d’institution une place aussi centrale en sociologie, le terme ne s’est jamais départi de sa polysémie : l’institution désigne à la fois des formes établies et le processus d’élaboration de ces formes (Tournay, 2011). Vers la fin des années 1960, à la faveur du soulèvement de mai 1968, René Lourau choisit de mettre en scène le double sens du mot institution d’une façon dialectique : l’action instituante se déploie contre l’ordre institué, de façon à transformer celui-ci :

« par instituant, on entendra à la fois la contestation, la capacité d’innovation et en général la pratique politique comme « signifiant » de la pratique sociale. Dans « l’institué », on mettra non seulement l’ordre établi, les valeurs, modes de représentation et d’organisation considérés comme normaux, mais aussi des procédures habituelles de prévision (économique, social, politique) » (Lourau, 1969 : 1).

Dans la perspective de R. Lourau, les particuliers entretiennent donc avec les institutions une relation à plusieurs facettes : ils peuvent être membres d’instances instituées, usagers et mainteneurs des institutions, mais aussi agents de transformation institutionnelle. Il est vrai que l’analyse institutionnelle de R. Lourau s’inspire amplement des réflexions menées dès les années 1960 par Georges Lapassade d’une part et par Félix Guattari d’autre part, de façon intimement liée aux activités militantes de ces deux hommes dans le domaine de la santé mentale, de l’éducation ou encore de l’intervention psychosociologique : analyser les institutions, c’est aussi d’une certaine façon les « soigner », les transformer de l’intérieur en introduisant de nouveaux rapports intersubjectifs, de nouvelles règles de fonctionnement voire d’autres formes de vie ; c’est porter l’analyse partout, y compris au sein des minorités engagées qui ne sont à l’abri ni des rapports de domination ni des dérives bureaucratiques (Schaepelynck, 2013). Parmi les expériences les plus significatives il conviendra de rappeler celle de la clinique de La Borde, une expérience de collectivité thérapeutique qui pratique la psychothérapie institutionnelle, créé en 1953 par Jean Oury (CERFI, 1976) et dont Felix Guattari a été une figure majeure.

Cornélius Castoriadis, un autre inspirateur de R. Lourau, donne à la tension instituant/institué une dimension créatrice voire épique : « Le social-historique est l’union et la tension de la société instituante et de la société instituée », écrit-il (Castoriadis, 1975 : 148). Le conflit, toujours irrésolu, entre instituant et institué peut ainsi être considéré comme le moteur même du devenir de la société. L’auteur va plus loin en invoquant les notions d’imagination radicale et d’imaginaire instituant pour arriver à penser l’auto-institution de la société : comment, en effet, concevoir un changement qui ne soit pas engendrement par le même du même mais surgissement de l’altérité ? C’est précisément le conflit entre instituant et institué qui permet la création de nouvelles significations imaginaires, de sorte que « l’institution est un réseau symbolique socialement sanctionné, où se combinent en proportions et en relations variables une composante fonctionnelle et une composante imaginaire » (Castoriadis, 1975 : 184). C. Castoriadis donne ainsi à voir une dimension souvent occultée dans l’approche des institutions : celles-ci n’articulent pas seulement des catégories cognitives, des règles et des normes de conduite, mais aussi un « magma de significations imaginaires ». L’approche de C. Castoriadis, comme celle de R. Lourau, échappent en outre à la connotation négative attachée à l’institution dans le climat intellectuel de l’époque où les pouvoirs institués sont la cible des critiques les plus vives : « Soyons très anti institutionnalistes ! », s’exclamait Michel Foucault en 1973, lors d’un cours au Collège de France.

Désajustements et processus instituants

Mary Douglas (1999) donne toute la mesure des enjeux qui entourent la fabrique des institutions : celles-ci ne se contentent pas de régler les détails routiniers de nos vies, ce sont elles qui confèrent les identités, et parfois même décident qui doit mourir et qui a le droit de vivre, comme par exemple, dans la gestion d’une famine. Qu’est-ce qui déclenche la mise en marche de la « fabrique instituante » ? L’approche en termes de Zone grise, commune aux auteurs de ce dictionnaire, permet de penser l’existence de désajustements durables, de phénomènes de décohérence entre institutions et pratiques. C’est le cas lorsque les notions juridiques et même les catégories communes d’entendement ne parviennent plus à saisir le réel de façon adéquate. Deux exemples permettent d’illustrer cette situation.

Dès la fin du 20e siècle, des juristes ont montré comment la distinction entre travail indépendant (→ Travail indépendant) et travail salarié, fondatrice en droit social dans bon nombre de pays européens et très prégnante dans l’imaginaire social, ne rendait pas justice à de nombreuses situations concrètes, en particulier celles de travailleurs juridiquement indépendants mais se trouvant en situation de dépendance économique vis-à-vis d’un donneur d’ordre ou d’un petit nombre de donneurs d’ordre. Ce désajustement est lourd de conséquences, en particulier pour un grand nombre de travailleurs qui, de ce fait, n’accèdent pas ou peu aux droits sociaux. En outre, un certain nombre de transformations globales (élévation massive du niveau de formation scolaire, développement rapide de la culture numérique etc.) suscitent de nouvelles aspirations, en particulier un rejet plus fréquent du lien de subordination, en tension manifeste avec des institutions salariales qui attachent les droits sociaux à l’existence de ce lien. Si les juristes réfléchissent à la façon de faire évoluer le droit social au niveau européen, la revendication, au sein des coopératives d’activité et d’emploi, d’un statut d’entrepreneur-salarié (→ Entrepreneur-salarié), constitue la réponse de plusieurs collectifs de travailleurs à une distorsion dont ils ont le sentiment de faire les frais, entre les institutions d’une part, et leurs pratiques et aspirations de l’autre.

Autre exemple, en France, l’instruction de 1998 conçue pour clarifier la situation fiscale des associations a poussé certaines associations culturelles à se déclarer « objet fiscal non identifié », tant la qualification juridique de leur situation entrait en dissonance avec leur identité subjective. En 2000, six fédérations professionnelles du spectacle vivant ont ainsi fondé l’U-Fisc (Union Fédérale d’Intervention des Structures Culturelles) : leur but est de faire reconnaître la spécificité de structures, à la fois professionnelles et non-lucratives, illustrant des manières différentes d’entreprendre. L’U-Fisc constate en effet qu’en assimilant deux notions distinctes, le « commercial » et le « lucratif », l’administration fiscale se met dans l’incapacité de reconnaître la non-lucrativité d’associations, dès lors que celles-ci accomplissent, de façon professionnelle, des actes commerciaux. Plus généralement un rapport de l’Ocde (2003) note l’inadaptation des formes juridiques auxquelles il est possible de recourir en Europe pour créer, mettre en œuvre et développer une activité professionnelle, entreprise dans une perspective non lucrative.

Ce type de décohérence provoque des situations de non-droit, des impuissances d’agir et des sentiments d’injustice. Il nourrit en général d’innombrables arguties juridiques sur l’interprétation des textes. Comme on l’a vu, il peut aussi susciter la création de collectifs qui s’engagent alors, au-delà du simple lobbying politique, dans un véritable travail de fabrique instituante, amenant à faire évoluer les règles de droit mais aussi les imaginaires sociaux. Ce travail n’est pas réductible à la poursuite d’un intérêt catégoriel – dans les exemples cités, acquérir des droits sociaux pour des travailleurs non subordonnés, ou pour des associations, échapper à la fiscalité des entreprises commerciales – il contribue aussi à recréer de la cohérence entre institutions, pratiques et aspirations ; en ce sens, c’est un travail politique. On voit, dans le cas de l’U-Fisc, comment la contestation dépasse un calcul comptable à court terme pour viser la reconnaissance d’une façon d’entreprendre et d’exercer son activité professionnelle. Le même constat s’applique aux coopératives d’activité et d’emploi, engagées pour certaines d’entre elles dans l’invention de nouvelles formes d’entreprises.

Imaginaire et moyens d’action

La fabrique instituante combine un imaginaire et aussi des moyens d’action, des outils et des dispositifs de gestion. Elle procède autant d’un travail sur le langage et les catégories de pensée que d’un combat mené auprès des pouvoirs publics autour de l’interprétation des règles et pour faire exister de nouveaux droits, comme c’est le cas de quelques coopératives d’activité et d’emploi (Bureau et Corsani, 2015). Ce travail sur l’imaginaire procède par tâtonnement : des idées sont explorées, des formulations se cherchent, la sémantique se transforme. Dans l’aventure des coopératives d’activité et d’emploi, la rhétorique initiale du « coup de pouce », du tremplin, fait ainsi progressivement place à une ambition plus grande : dépasser l’alternative entre travail salarié subordonné et travail indépendant précaire. Il s’agit donc d’inventer autre chose et d’abord d’autres mots. Les notions d’« entreprise partagée », de « mutuelle de travail », permettent d’envisager de nouvelles alliances. Ce qui n’empêche pas des négociations avec les pouvoirs institués, des débats sur l’interprétation des règles du jeu en vigueur, conformément au schéma théorique de Mahoney et Thelen. Par exemple, la notion de lien de subordination (→ Subordination/Autonomie) a fait, dès les débuts des CAE, l’objet de nombreux débats d’interprétation, que ce soit au sein des coopératives ou lors de comités techniques avec des représentants de l’ANPE, des Assedic ou de l’administration fiscale. Un ancien directeur de Coopaname, CAE francilienne, raconte qu’un accord a pu s’établir avec les services fiscaux pour reconnaître l’existence d’un lien de subordination à partir du pouvoir de facturation de la CAE. À l’intérieur de la coopérative en revanche, la subordination a plutôt été pensée comme soumission volontaire à des règles communes. Signe du succès de l’action menée auprès des pouvoirs publics, la loi Hamon a gravé dans le marbre de « l’institué » le statut d’entrepreneur-salarié revendiqué par le mouvement des CAE depuis près de vingt ans, reconnaissant ainsi implicitement le dépassement de l’opposition binaire entre travail indépendant et travail salarié. Mais le processus instituant ne s’arrête pas là. Au sein des coopératives, il se poursuit dans l’invention d’un collectif de travail multi-actif sur une base non hiérarchique : pour ce faire, les coopérateurs activent, voire détournent, des institutions de la société salariale et du paritarisme dans un contexte de rejet du lien de subordination. Au niveau européen, les avancées restent pourtant timides. Les affrontements sur l’évolution du droit du travail en France restent pour l’essentiel prisonniers d’un schéma binaire : assaut néolibéral pour assouplir les règles qui régissent le marché du travail vs défense des droits salariaux. De nouveaux imaginaires sociaux peinent à y trouver leur place.

Du côté de l’U-Fisc, on trouve la même articulation entre négociation sur les règles et travail de l’imaginaire. À la fin des années 1990, la fédération a ainsi mené une négociation sur l’interprétation des règles fiscales avec le ministère des finances, aboutissant à l’élaboration de fiches techniques sur les critères de non-lucrativité des associations de création artistique ou d’exploitation des lieux de spectacle vivant. Mais elle ne s’est pas dissoute à l’issue de ce succès. Ses membres ont engagé une réflexion sur l’emploi et les modes de gouvernance dans leurs métiers afin d’aller plus loin dans l’explicitation de leurs spécificités et de leurs aspirations, réflexion au cours de laquelle ils ont recherché des alliances, essayé différentes formulations, jusqu’à choisir de s’affirmer comme un espace socio-économique spécifique, relevant d’une « économie non lucrative de marché » ou encore d’un « tiers secteur ». Là encore le choix des mots accompagne un cheminement à tâtons. Là aussi, le chantier juridique mentionné dans le rapport de l’OCDE pour faire évoluer le droit au niveau européen reste largement inachevé.

Les conditions d’existence des fabriques instituantes

Quelles sont les conditions nécessaires pour qu’une fabrique instituante puisse exister ? La première est que les formes instituées autorisent l’émergence d’un collectif agissant pour le changement institutionnel. Une telle mobilisation ne va pas de soi. Elle exige la formation d’un public au sens de John Dewey, c’est-à-dire d’un groupe de particuliers qui s’estiment affectés par un même problème et entreprennent de chercher collectivement une solution. Ces processus sont rarement spontanés. Ils peuvent apparaître, soit comme bifurcation inattendue d’une action collective menée dans un cadre institué, soit de façon réactive face à une réforme publique jugée problématique. Les deux exemples précédents illustrent ces deux cas de figure. Dans le premier, les politiques publiques d’accompagnement des chômeurs créateurs menées à partir des années 1980 ont permis la naissance des coopératives d’activité et d’emploi en 1995. Celles-ci ont en effet été créées à l’origine dans le sillage de ces politiques, pour accroître les chances de survie des jeunes structures créées par les demandeurs d’emploi, même si l’inspiration coopérative était présente dès le départ. L’évolution des CAE vers l’horizon d’une entreprise muti-active durable et partagée constitue une bifurcation de ce projet initial, au fur et à mesure que de nouveaux coopérateurs importaient leurs propres visions, héritées de leurs formations et de leurs expériences du travail salarié, dans lesquelles l’objectif de « travailler autrement » l’emportait clairement sur le souci d’insertion par l’économique. Dans le deuxième cas, la formation de l’U-Fisc se fait en réaction à une réforme publique, l’instruction fiscale de 1998 : c’est parce qu’elles étaient affectées de la même façon par les nouveaux critères de lucrativité définis par l’administration fiscale que des associations, œuvrant dans des domaines très variés de la création artistique et du spectacle vivant, ont choisi de se regrouper. Par la suite, la fédération a été reconnue comme interlocuteur par le ministère des finances, ce qui a lui a permis d’asseoir sa légitimité et de poursuivre son action.

La deuxième condition est que ces collectifs disposent des ressources nécessaires, tant pour déployer l’expérimentation de leurs pratiques en dépit du décalage permanent avec les cadres institués, que pour se faire entendre dans l’espace public. À cet égard, les deux exemples sont aussi éloquents : les membres de coopératives d’activité et d’emploi comme ceux des associations du spectacle vivant se caractérisent, à défaut de capital économique (leurs revenus restent modérés voire faibles), par des niveaux de formation très élevés ainsi que par une certaine capacité à mobiliser les médias. L’existence de filets de sécurité (patrimoine familial, revenu du conjoint) joue un rôle important pour autoriser l’engagement dans un choix professionnel risqué comme dans une vie collective exigeante et chronophage. Les ressources culturelles alimentent la réflexivité du groupe, élément moteur dans le fonctionnement de la fabrique instituante : c’est par analyse des essais et erreurs que les collectifs évoluent. D’une certaine façon, ceux-ci renouent ainsi avec la pratique de l’analyse institutionnelle dans les années 1960. Enfin, la fréquence des contacts, la capacité de négociation et d’échange avec des membres d’organisations instituées très variées (administrations, législateurs, médias, laboratoires de recherche) constituent des conditions sine qua non pour porter les problèmes dans les arènes publiques, faire évoluer durablement les catégories d’entendement, les imaginaires et les règles.

 

Marie-Christine Bureau et Antonella Corsani

Bibliographie

Bureau, M.-C. & A. Corsani (2015) ‘Les Coopératives d’Activité et d’Emploi : pratiques d’innovation institutionnelle’, Revue Française de Socio-Economie, n°15: 213-231

Castoriadis, C. (1975) L’institution imaginaire de la société, Paris: Seuil.

CERFI (1976) Histoires de la Borde. Dix ans de Psychothérapie institutionnelle, Recherches n°21, mars-avril.

Lapassade, G. (1991) L’ethnosociologie, Paris:Méridiens Klincksieck

Douglas, M. (1999) Comment pensent les institutions, Paris: La Découverte/M.A.U.S.S.

Durkheim, E. ([1894] 2009) Les règles de la méthode sociologique, Paris: Payot.

Dewey, J. (2010) (trad. Joëlle Zask), Le public et ses problèmes, Paris: Folio.

Nicolas-Le Strat, P. (2015) « Travail d’institution » et capacitation du commun, http://blog.le-commun.fr/?p=868/, mis en ligne le 28 juillet 2015 .

Hall, P.-A. & R.-C.-R. Taylor (1997) ‘La science politique et les trois néo-institutionnalismes’, Revue française de science politique, 47/3: 469-496.

Lourau, R. 1969, L’instituant contre l’institué, Paris: Anthropos.

Mahonet, J. & K. Thelen (2010) ‘A theory of gradual institutional change’, in: Mahoney J. and Thelen, K. (eds), Explaining Institutional Change: Ambiguity, Agency, and Power, Cambridge: Cambridge University Press.

Schaepelynck, V. (2013) ‘Une critique en acte des institutions : émergence et résidus de l’analyse institutionnelle dans les années 1960’, Thèse de doctorat en sciences de l’éducation, Paris 8.

Tournay, V. (2011) La sociologie des institutions : une sociologie processuelle, Paris: Presses universitaires de France.



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