Hacker

Les substantifs hack et hacker appartiennent au corpus sémantique des langues anglo-saxonnes. Mais leur racine commune (hache) est française. Publié par Eric Raymond, hacker de réputation internationale, le New Hacker’s Dictionnary l’indique d’ailleurs d’emblée : à l’origine, un hacker est une personne qui fabrique quelque chose avec une hache. Appliqué au domaine informatique où il gagne en notoriété, le terme finit rapidement par désigner un individu capable, grâce à sa maîtrise du codage, d’étendre les capacités d’un ordinateur. La figure du hacker s’oppose en ce sens à celle de l’utilisateur qui entretient un rapport beaucoup plus passif avec sa machine. Les dictionnaires les plus reconnus sur la place publique ont entériné une définition différente encore, qui correspond à celle qu’ont rapidement véhiculé les médias. Le Larousse propose ainsi la notice suivante :

« Hacker : personne qui, par jeu, goût du défi ou souci de notoriété, cherche à contourner les protections d’un logiciel, à s’introduire frauduleusement dans un système ou un réseau informatique. (Recommandation officielle : fouineur.) » (www.larousse.fr/dictionnaires).

En réalité, une telle définition ne concerne qu’une partie du monde hacker, les pirates (crackers) de l’informatique en l’occurrence, avec lesquels de nombreux hackers ne souhaitent pas être confondus. Ces derniers, que l’on pourrait qualifier de bidouilleurs ou de bricoleurs (makers) au sens le plus noble du terme, ont pour qualité première de savoir ruser avec la technique, non pour détruire mais pour produire du nouveau (un programme, un objet, un plat, une organisation…) à l’aide d’un matériau qui, initialement, n’était pas dédié à l’objectif finalement visé. Un hack, indique en résumé Tim Jordan (2008), n’est rien d’autre que la construction de quelque chose de neuf, qui fait pièce à l’existant. Hacker, c’est produire de la différence.

Du TMRC…

Les hackers forment un véritable monde social, soit, pour reprendre les approches de Thomas Shibutani et d’Anselm Strauss, un ensemble de personnes, de technologies et d’organisations caractérisées par des activités primaires similaires, une culture partagée, des modes de communication institués mais aussi de degrés de légitimité fort variables ainsi que des frontières lâches et incertaines (Strauss, 1992). Les sociologues américains qui ont promu une telle perspective ont souligné à l’envi l’importance de la fluidité des mondes sociaux ainsi que des oppositions qui les travaillent. Deux « micro-mondes », les crackers et les makers, structurent ainsi, on l’a vu, le monde hackers. Même si leurs convictions et leurs pratiques diffèrent, ces deux segments possèdent en réalité une histoire qui s’inscrit sur une trame largement comparable.

Bien qu’il soit impossible de repérer avec précision le moment où le terme hacker a servi pour la première fois de label identitaire, la plupart des ouvrages consacrés à l’histoire de ce monde s’accordent à reconnaître au Tech Model Railroad Club du MIT le rôle de pionnier. Dès les années 1950, cette association d’étudiants férus de modèles réduits de trains développe une culture du bricolage qui a pour première caractéristique de promouvoir un jargon spécifique. « Quand une pièce détachée ne marchait plus elle était ‘perdante’ ; quand elle n’était plus bonne à rien elle était ‘écrasée’ jusqu’à être ‘hors service’ ; les deux tables au coin de la pièce n’étaient pas appelées ‘le bureau’ mais ‘l’orifice’ ; celui qui voulait bosser ses cours se voyait qualifier d’‘outil’ ; les détritus étaient rebaptisés ‘poussière’ et un projet entrepris au nom d’un plaisir personnel, sans aspiration collective, s’appelait un ‘hack’ » (Levy, 2013 : 18-19).

Ce dernier terme s’est ensuite propagé dans l’univers de l’informatique. L’un des hacks les plus célèbres est, sans aucun doute, l’utilisation du caractère @ afin de fabriquer des adresses email. En 1971, Ray Tomlinson travaille pour l’Advanced Research Projects Agency Network (Arpanet). Cette année-là, l’ingénieur américain fait circuler pour la première fois un courriel entre deux ordinateurs connectés l’un avec l’autre. Pourquoi avez-vous fait cela, lui a-t-on demandé ? « Principalement parce que cela semblait une bonne idée. Il n’y avait pas de directive indiquant qu’il fallait aller de l’avant et inventer l’email. (…) Un collègue m’a suggéré de ne rien dire de ce que j’avais fait à mon supérieur car l’email ne faisait pas partie de nos objectifs de travail. Cela était en réalité une plaisanterie car, après tout, notre fonction était de chercher comment utiliser Arpanet » (Tomlinson, 2011). Innovant et gratuit, le geste de Ray Tomlinson caractérise bien ce que, aujourd’hui encore, l’on nomme un hack.

…au mouvement faire

Quelle formes les hacks prennent-ils concrètement aujourd’hui ? À l’aide de techniques aux noms ésotériques, les crackers (nommés également « chapeaux noirs » dans le monde hacker) réussissent régulièrement, les premiers, des coups d’éclat : sabotage de sites, intrusion dans les systèmes informatiques de grandes entreprises et d’administrations, détournement de fonds, etc., soit autant de hacks qui font les choux gras des médias. En 2012, par exemple, le collectif Anonymous a protesté contre la fermeture de la plate-forme d’échange de fichiers Megaupload en paralysant les sites du FBI, d’Universal, de l’Élysée, d’Hadopi… grâce à une attaque par « déni de service ». La stratégie consiste à envoyer simultanément de nombreux paquets d’informations, ce qui a pour conséquence de mettre le site visé hors d’état de marche, au moins provisoirement.

Dans un esprit tout différent, les makers associent le hack à une action destinée à transformer positivement les objets, les personnes et la société. Ces hackers au « chapeau blanc » bénéficient d’un nouvel engouement depuis le milieu de la décennie 2000. Aux États-Unis, depuis plus d’une dizaine d’années maintenant, un regain d’intérêt pour le Do It Yourself (DIY) se manifeste avec vigueur sur chacune des deux côtes. À l’ouest, la redécouverte des joies et des vertus de la bidouille s’est rapidement traduite par un large succès des manifestations annuelles Maker Faire, rassemblements populaires à la gloire du bricolage et des techniques initiées par Dale Dougherty, fondateur par ailleurs de Make magazine. Depuis sa première édition en 2006 dans la baie de San Francisco, Maker Faire a fait de nombreux petits partout sur la planète. En France, par exemple, la première édition s’est tenue à Paris en 2014. Depuis, le succès ne s’est pas démenti.

Mais ce sont surtout les hackerspaces qui ont tôt contribué, et contribuent toujours, au succès du mouvement faire. Sur la côte ouest des États-Unis, et ailleurs dans le monde également, ces espaces cumulent quatre caractéristiques (Lallement, 2015) : ce sont des lieux ouverts où tout un chacun peut venir, seul ou en groupe, afin de concrétiser un projet de fabrication qui lui tient à cœur ; ces lieux, physiquement situés, offrent de nombreuses ressources, aussi bien matérielles (locaux, outils, machines à commande numérique, imprimantes 3D, etc.), numériques (accès à Internet) que sociales (coups de main, cours gratuits, sociabilité…) ; les hackerspaces sont des organisations à but non lucratif ; ils véhiculent enfin des valeurs qui donnent la préférence au partage des biens et des connaissances, à l’entraide désintéressée, à la coopération horizontale…

Sur la côte est, le mouvement faire a pris un visage plus technophile encore qu’à l’ouest, avec l’invention et la dissémination des fab labs (laboratoires de fabrication) dont les premiers prototypes ont été imaginés et testés, à la fin des années 1990, au MIT et dans son environnement proche (Berrebi-Hoffmann, Bureau & Lallement, 2018). Neil Gershenfeld, directeur du Center for Bits and Atoms du MIT, est l’une des figures phares du réseau des fab labs qui s’est mis en place, depuis lors, à travers le monde. Dans Fab, ouvrage qui paraît en 2005, il est l’un des premiers à diffuser l’idée que nous vivons une nouvelle période de notre histoire productive. Après le temps des ordinateurs personnels (Personal Computers) advient celui des outils de fabrication personnels (Personal Fabricators).

« Un outil de fabrication personnel est une machine qui fait des machines ; c’est comme une imprimante qui peut imprimer des choses plutôt que des images. Avec le terme fabrication personnelle, je désigne non seulement la création de structures tridimensionnelles mais aussi l’intégration de la logique, du sensible, de l’activité et de la mise en scène – toutes choses nécessaires au bon fonctionnement d’un système. Avec un outil de fabrication personnel, plutôt que d’aller acheter ou de commander un produit, vous pourrez télécharger ou vous procurer sa description et fournir à votre outil de fabrication les plans et le matériau brut. » (Gershenfeld, 2005: 3-4).

Une telle perspective n’a pas manqué d’attirer de nombreux bricoleurs désireux de bénéficier des ressources matérielles procurés par les fab labs. Edictée par le MIT, une charte s’est tôt chargée de normaliser les pratiques. Celle-ci invite les makers à apprendre à fabriquer par eux-mêmes, à partager le fab lab avec d’autres usagers, à donner la priorité à la formation par les pairs, à assumer toute une série de responsabilités (en matière de sécurité et de propreté notamment), à laisser disponibles pour un usage individuel les concepts et les processus développés dans les fab labs, etc. D’autres acteurs, plus intéressés par la perspective de valorisation marchande, ont vite fait leur, eux-aussi, la cause de la fabrication personnelle. Tel est le cas de la chaîne Tech Shop, qui met à disposition du grand public les machines les plus variées contre monnaie sonnante et trébuchante (sous forme d’abonnement essentiellement), tout en prétendant s’inscrire pleinement dans la mouvance du mouvement faire (Hatch, 2014). Tel est le cas également d’essayistes comme Chris Anderson (2012) dont la conviction première est que le mouvement faire est un levier privilégié en faveur d’une rénovation complète du système économique, au profit d’un capitalisme d’entrepreneurs capables de produire et porter aisément sur le marché les biens et les services qu’ils auront pu concevoir.

Éthique hacker, nouvelles conduites de vie et zones grises d’activités

Ainsi qu’on peut le pressentir à l’examen des différentes sensibilités du monde hacker, les causes défendues par les uns et par les autres, y compris au sein même du segment des makers, ne convergent pas toujours vers une même direction. Afin d’associer les hackers à une identité collective positive, un travail de mise cohérence axiologique a pourtant été effectué par les protagonistes les plus actifs et les plus en vue de ce monde singulier. Hackers, heroes of the computer revolution, un ouvrage publié en 1984 par le journaliste Steven Levy, a largement contribué à populariser des mythes et des croyances partagés. Le livre présente pour la première fois de façon raisonnée les principes constitutifs de l’éthique hacker. Le chapitre 2, pour être tout à fait exact, avance cinq propositions qui ont fait et font toujours consensus dans la communauté hacker, celles-ci se combinant pour former le cœur d’une morale « révolutionnaire ». La première est que « toute information doit être libre », la deuxième invite à ne pas faire confiance à l’autorité et à promouvoir la décentralisation, la troisième indique que les hackers ne devraient pas être jugés à l’aide de critères afférents au diplôme, à l’âge, à la race ou à la position, mais uniquement sur la base de leur prestation en matière de hacking ; la quatrième affirme qu’il est possible de produire de l’art et de créer de belles choses à l’aide d’un ordinateur ; la dernière, enfin, consacre une forme de credo techniciste, les ordinateurs étant considérés comme des instruments permettant de changer la vie pour le meilleur.

À l’instar de l’éthique protestante dont Max Weber a montré qu’elle avait pu fortement déterminer les pratiques dans les décennies et les siècles qui ont suivi la Réforme, l’éthique hacker configure elle aussi des conduites de vie et des actions économiques. Les hackers valorisent en effet les activités plaisantes, n’ont cure des rythmes temporels dominants, se défient de toute hiérarchie, etc. Mis en musique au quotidien, au sein notamment des espaces de type hackerspaces ou fab labs, de tels principes informent des conduites de vie et des formes d’actions et d’interactions qui détonnent avec celles des ordres sociaux dominants (comme ceux que formatent la famille, les entreprises, le système éducatif…). L’observation donne à voir, pour être tout à fait concret, des collectifs d’individus qui, sans jamais se fondre dans un moule homogène, savent coopérer de manière fluide et inventive. Le refus de subordonner le faire (que l’on peut définir comme un travail qui trouve en lui-même sa propre finalité) à un quelconque impératif systémique prédispose plus exactement à l’innovation. Ces lieux de fabrication sont ainsi des creusets privilégiés au service de l’imagination sociale, que celle-ci s’exerce au profit de programmations originales (jeux vidéos, applications pour smartphones…), de la confection d’objets improbables (aimants volants, robots-jardins, scanners révolutionnaires…), du hack de notre monde matériel le plus quotidien (aliments, vêtements…) ou encore du vivre-ensemble (constitution de communautés ouvertes, engagements politiques…).

Les produits de ces nouvelles pratiques ont parfois des débouchés économiques aussi importants qu’inattendus. La grande majorité des hackers n’espèrent pas cependant faire fortune en pratiquant la bidouille et la libre coopération horizontale. Beaucoup ont donc un pied dans le hack et un autre dans l’emploi (salarié ou non). Belle illustration de zone grise de l’emploi, l’espace des pratiques dans lesquels la plupart déploient leurs activités est borné, autrement dit, par les lieux de fabrication personnelle (hackerspaces, fab labs, makerspaces, biohackerspaces…) d’un côté, par des univers de production de biens et service traditionnels de l’autre. D’autres profils sociaux sont également observables, comme celui de ces hackers/makers qui tentent de faire de leur passion une source exclusive de revenu. Mais ils sont peu, il est vrai, à y parvenir.

L’intérêt manifesté par certaines institutions pour l’éthique et les pratiques hackers alimente lui aussi la dynamique des métissages dont les zones grises d’activité sont les fruits. Aux États-Unis comme en Europe, de grandes entreprises ont compris tout le gain qu’elles pouvaient escompter à restructurer, même très localement et sous forme expérimentale, certaines de leurs pratiques. La construction ou la fréquentation de lieux de fabrication personnelle par les salariés qui le désirent est aujourd’hui un levier au service de la transversalité et de l’innovation dans des univers où, quoi que l’on en dise, la propension au cloisonnement et à la lourdeur bureaucratique est loin d’avoir disparu.

Les enjeux du free

D’autres mondes sociaux (celui des designers, de l’action populaire, de l’enseignement…) savent aussi s’approprier les préceptes hacker. Ils reconfigurent ce faisant les normes et les territoires habituels de la conception, de l’animation et de l’éducation. Ces zones grises émergentes sont-elles destinées à perdurer pour, à terme, bousculer complètement la logique de nos sociétés contemporaines ? La réponse à une telle interrogation ne va pas de soi. La raison majeure qui explique une telle incertitude est l’existence d’une tension structurelle qui oppose deux autres segments du monde maker : ceux, d’un côté, qui restent plus que jamais attachés aux principes de gratuité et de libre circulation des biens, des services et des informations ; ceux, de l’autre, qui n’ont guère d’état d’âme à faire du hack une source de profit monétaire.

Cette tension n’est pas nouvelle. Elle apparaît dès la fondation du premier hackerspace qui, en 1975, voit le jour dans la baie de San Francisco. Il s’agit en l’occurrence du Homebrew Computer Club, communauté de passionnés d’informatique qui, deux ans durant, se réunissent régulièrement pour, en toute liberté, partager leurs connaissances, leurs envies, leurs projets, leurs programmes… Steve Jobs et Bill Gates qui fréquentent le réseau à ses débuts s’en évadent rapidement. Davantage attirés par les perspectives pécuniaires que dessine alors une industrie, celle de l’informatique, promise à l’avenir que l’on sait, ils ne goûtent guère aux plaisirs de la gratuité. Dépité par le fait qu’aucun membre du Homebrew n’ait daigné le rétribuer pour le programme, qu’avec Paul Allen, il a écrit au profit des utilisateurs de l’ordinateur Altair 8 800, B. Gates rédige en 1976 une lettre aux hobbyists. Dans cette dernière, il reproche vertement aux hackers d’ignorer que toute peine mérite salaire.

Cette opposition structurelle entre promoteurs d’une éthique du free (au sens de libre, et pas nécessairement de gratuit) et entrepreneurs libertariens demeure plus vivace que jamais. Elle a tôt pris une saveur toute particulière dans les débats relatifs au statut des logiciels libres. Ces derniers se définissent par opposition aux logiciels propriétaires, dont l’usage est réglementé par le droit de la propriété classique. Richard Stallman, figure internationale du hacking et père du système d’exploitation GNU, a proposé l’un des premiers de fixer les règles du jeu en énonçant quatre règles de base relatives à la liberté d’usage des logiciels libres. La liberté n° 0 consiste à pouvoir faire tourner un programme en vue d’atteindre n’importe quel objectif ; la liberté n° 1 est de pouvoir accéder au code source d’un programme et de le modifier si l’on en a envie ; la liberté n° 2 est de pouvoir aider un proche ou, autrement dit, de dupliquer et de fournir des copies d’un programme à qui le souhaite. La liberté n° 3, enfin, est la liberté de contribuer au collectif en dupliquant et en fournissant des copies des versions modifiées d’un programme.

D’autres variantes ont ensuite vu le jour notamment lorsque, en 1998, les principaux acteurs du logiciel libre ont décidé d’utiliser le terme « open source » pour caractériser des licences qui protègent un droit inconditionnel de toute partie à modifier le logiciel ouvert (et à en redistribuer les versions ainsi modifiées). Il n’est pas toujours simple de faire la différence et le libre et l’open source. Selon R. Stallman, si la grande majorité des logiciels open source sont libres, il demeure un critère de distinction fondamental : la préférence pour l’open source est fondée sur un critère de performance (les logiciels non libres sont réputés sous-optimaux pour résoudre des problèmes pratiques) tandis que l’adoption de logiciels libres relève d’un impératif éthique (respecter la liberté de l’utilisateur, promouvoir le sens de la communauté).

Cet univers de règles alternatives au cosmos qui régit le droit de propriété traditionnel (copyright) s’est encore enrichi, par la suite, d’innovations tout aussi intéressantes et dont nous ne mesurons pas encore toute la portée pour la construction d’espaces de production, d’échange et d’emploi qui échappent à la logique de la loi de valeur théorisée par Karl Marx. On peut penser en particulier aux licences d’art libre qui donnent l’autorisation « de copier, de diffuser et de transformer librement les œuvres dans le respect des droits de l’auteur » (http://artlibre.org). On peut penser également aux licences « creative commons » imaginées et créées en 2001 par le juriste américain Lawrence Lessig. Ces licences définissent un nombre limité d’usages d’une œuvre : usage possible (ou non) à condition de citer l’auteur (BY), interdiction (ou non) d’un usage commercial (NC), caractère modifiable (ou non) de l’œuvre (ND), partage obligatoire (ou non) sous la même licence (SA). Wikipedia fonctionne ainsi sous licence CC-BY-SA : les contenus des articles sont copiables, modifiables, utilisables à des fins commerciales, mais sous licence identique.

Le défi hacker

Souvent enfermés dans une image de pirate, qui ne correspond que de très loin au monde social qu’ils composent, les hackers sont des acteurs dont l’action et les conceptions ne manquent pas d’intérêt pour nous aider à comprendre les métamorphoses de notre société contemporaine et, plus précisément encore, les nouvelles formes de travail qui s’inventent aux marges du système productif. Toujours vivaces aujourd’hui, les controverses que les pionniers du monde hacker ont pu tôt susciter méritent tout autant l’attention, tant elles révèlent elles aussi l’importance des enjeux des recompositions en cours.

Que l’on songe par exemple au débat suscité par la déclaration d’indépendance du cyberespace rédigée en 1996 par John Perry Barlow, un ancien membre du Grateful Dead. Dans ce texte qui a fait date (Blondeau, Latrive, 2000), le poète et essayiste affirme que le territoire du numérique est étranger à toute emprise matérielle et politique des puissants de ce monde, élite à laquelle, de ce fait, J.P. Barlow ne reconnaît pas une once de légitimité pour réguler le cyberspace. Erreur lui rétorquera un peu plus tard Richard Barbrook : un tel espace n’est pas réductible à un monde virtuel. Il ne saurait s’affranchir en conséquence des lois et des tutelles étatiques. Pire, le numérique, et avec lui l’armée de hackers qui a contribué à son développement, ont favorisé une alliance détestable entre des courants politiques qu’auparavant tout opposait. Au nom de la liberté, tout devrait désormais être possible, l’innovation économique comme la révolution des mœurs, et cela au risque des pires discriminations et injustices sociales.

Tant elle reste abstraite et confinée au registre axiologique, la position de R. Barbrook est pour le moins discutable. Elle méritait néanmoins d’être évoquée en guise de conclusion pour nous rappeler qu’aucune technologie n’est jamais, en soi, émancipatrice ou aliénante. Les hackers l’ont bien compris qui, même s’ils ont parfois tendance à exagérer la portée sociale des techniques qu’ils manipulent, n’en ont pas moins éprouvé le besoin d’énoncer et d’expérimenter des principes (liberté d’expression, respect de la vie privée, intérêt pour Autrui, volonté d’intégrer le plus grand monde dans une société largement structurée par des réseaux…) dont les impacts concrets sur le travail, l’emploi et les formes de sociabilité sont aujourd’hui tangibles dans ces lieux d’expérimentation sociale (hackerspaces et fab labs au premier chef) qui aident à comprendre de quoi demain, potentiellement, pourrait être fait.

 

Michel Lallement

Bibliographie

Anderson, C. (2012) Makers. La nouvelle révolution industrielle, Paris: Pearson France..

Berrebi-Hoffmann, I., M.C. Bureau & M. Lallement (2018) Makers. Un monde social en mouvement, Paris: Seuil.

Blondeau, O. & F. Latrive (anthologie du « libre » préparée par) (2000) Libres enfants du savoir numérique, Paris: L’éclat.

Gershenfeld, N. (2005) Fab. The Coming Revolution on your Desktop – From Personal Computers to Personal Fabrication, New York: Basic Books.

Hatch, M. (2014) The Maker Movement Manifesto: Rules for Innovation in the new World of Crafters, Hackers and Tinkerers, New York: McGraw Hill.

Jordan, T. (2008) Hacking. Digital Media and Technological Determinism, Cambridge: Polity Press.

Lallement, M. (2015) L’Âge du faire. Hacking, travail, anarchie, Paris: Seuil.

Levy, S. (2013) L’éthique des hackers, Paris: Globe. Première édition originale: 1984.

Raymond, E. (1996) The New Hacker’s Dictionary, Cambridge: MIT Press, 3rd edition.

Strauss, A. (1992) La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris: L’Harmattan.

Tomlinson, R. (2011), « The first network email », https://goo.gl/esh2BJ



Laisser un commentaire