Travail indépendant

Histoire de la catégorie

Le travail indépendant est rarement défini pour lui-même, mais plutôt de manière résiduelle, comme l’envers du salariat (→ Frontière et statuts de l’emploi), seule forme de travail pour laquelle est reconnue l’inégalité de la relation entre le travailleur et l’acheteur de son travail, et en corolaire, la seule visée par la protection des lois du travail et, à l’origine, par les dispositifs de protection sociale.

Cette construction est d’abord juridique – c’est en effet la notion de salariat en vertu d’un contrat de travail qui se détache progressivement de la notion globale de contrat, qui faisait du travail une marchandise comme les autres. Au terme de cette codification, le travail indépendant est défini comme une catégorie homogène et opposée au salariat, en fonction de trois critères : l’absence de lien de subordination, le travail pour soi (à son compte) et à son profit, la prise de risques. Les contours de cette catégorie varient entre les pays et, dans un même pays, selon le domaine du droit (civil, fiscal, du travail, de la sécurité sociale). Au sein même du droit du travail, les définitions peuvent différer selon l’objectif de chacune des lois.

Cette construction juridique fut reproduite dans les catégories statistiques, avec la même homogénéité, exception faite des distinctions classiques selon la personnalité juridique (constitué ou non en société), le fait d’embaucher ou non des employés et parfois le secteur (agricole vs non-agricole). Selon l’OCDE, la part du travail indépendant (incluant les employeurs, les travailleurs qui travaillent pour eux-mêmes, les membres de coopératives de producteurs et les travailleurs familiaux non rémunérés, mais excluant les personnes qui travaillent dans des entreprises constituées en sociétés, considérées comme des salariées) dans l’emploi total variait, en 2013, entre 6,2 % au Luxembourg et 36,9 % en Grèce, avec une moyenne de 16,5 % pour les pays de l’Union européenne.

Semblable dichotomie a marqué les sciences sociales. L’économie a analysé le travail salarié sur un marché du travail et le travail indépendant sur un marché de biens et services, faisant en quelque sorte « disparaître » la prestation de travail derrière le bien ou le service (Morin et al., 1999). De la même manière, la sociologie du travail a pendant longtemps limité son champ de recherche au travail salarié et à l’analyse des marchés du travail professionnel, abandonnant le travail indépendant à la sociologie de l’entreprise. Il faudra attendre les années 1990 pour voir se multiplier les travaux qui considèrent le travail indépendant comme une modalité particulière d’organisation du travail.

Caractéristiques sociologiques

Une distinction utile est proposée par Dale (1991) entre la notion d’entrepreneur, associée à l’innovation (dans la lignée de Schumpeter) et à la prise de risque économique (dans la foulée de Knight), et celle de travailleur indépendant, caractérisé par la propriété des moyens de production et la direction du travail. Or, il apparaît qu’aucune de ces définitions ne reflète adéquatement l’hétérogénéité croissante des situations qui coexistent en sein de la catégorie.

Il importe d’opérer d’abord une distinction entre les travailleurs indépendants qui travaillent seuls (« solos ») et ceux qui ont des employés (« employeurs »). Le critère distinctif concerne la réalisation du travail : l’indépendant solo effectue le travail et tire son revenu de son travail ; c’est sans doute en partie le cas de très petits employeurs (au moins partiellement), mais pas de tous. Or la « renaissance » du travail indépendant est en grande partie attribuable à la sous-catégorie des solos. C’est aussi dans ce sous-groupe que s’est manifestée la croissance du travail indépendant féminin, alors que ce statut d’emploi était traditionnellement dominé par les hommes d’âge moyen et supérieur. Employeurs et solos possèdent des profils différents, notamment quant à leurs motifs d’établissement, leur niveau de revenu et leur pérennité dans l’activité.

Une autre transformation importante concerne la diversification des secteurs d’activités dans lesquels s’exerce le travail indépendant. Longtemps confinée à l’agriculture, à l’artisanat, au commerce et aux professions libérales, cette forme d’emploi connaît une croissance importante dans les services aux entreprises, les services socio-culturels et les services à la personne. Pedersini et Coletto (2010 : 14) proposent d’ailleurs de distinguer le travail indépendant « traditionnel », fortement régulé, du « nouveau » travail indépendant qui, émergeant dans le sillage des restructurations productives des années 1970-80, apparaît plutôt comme une expression de la dérégulation des marchés du travail. La prise en compte de cette dimension, ainsi que de la présence ou non d’employés, conduit ces auteurs à élaborer une classification en cinq sous-groupes.

Même en ne ciblant que la catégorie, en croissance, des travailleurs indépendants sans employés, on constate une grande hétérogénéité des qualifications, des revenus, des types de clientèle, des produits et du degré réel de contrôle sur le travail. En croisant les caractéristiques du produit et celles du travail, il est possible d’identifier des profils statistiquement différenciés : non-professionnels indépendants, petits producteurs dépendants, professionnels libéraux, conseillers et consultants et professionnels des secteurs artistiques (ces derniers bénéficiant, au Québec, d’ententes collectives de travail) (D’Amours, 2006). Malgré cette hétérogénéité, les études tant européennes que nord-américaines permettent de conclure à une incidence de la pauvreté plus importante chez les indépendants que chez les salariés, en dépit d’un nombre supérieur d’heures de travail.

Formes de protection sociale

L’une des dimensions de la précarité des indépendants est le déficit de protection sociale. La dichotomie travail indépendant/travail salarié s’est en effet, à l’origine, répercutée sur l’édifice de la protection sociale, excluant les indépendants des dispositifs de mutualisation du risque social et professionnel. Ce n’est que progressivement, et dans des mesures variables selon les pays, qu’ils ont pu bénéficier de tels dispositifs, avec un écart plus ou moins grand par rapport à la norme salariée.

De manière générale, les indépendants demeurent exclus de la protection en cas de chômage, sauf pour quelques pays (dont le Danemark, l’Espagne, la Suède et l’Islande) alors que la participation est volontaire en Autriche.

Leur protection en cas de maladie, de parentalité et de retraite se révèle plus ou moins étendue selon les régimes de welfare. Dans les pays anglo-saxons, les indépendants demeurent largement exclus de telles protections, sauf pour celles offertes sous condition de ressources. Dans les pays d’Europe continentale, ils sont couverts par des régimes particuliers, souvent moins favorables que ceux dont bénéficient les salariés (moindre protection et niveau de cotisation supérieur). L’Espagne fait exception, par l’ampleur de la protection consentie. Même dans les pays d’Europe du Nord, où salariés et indépendants ont tendance à bénéficier des mêmes protections, certaines différences persistent (Pedersini et Coletto, 2010 : 21-22). Selon ces auteurs, dans divers pays européens, la protection sociale a fait l’objet ces dernières années de réformes visant à augmenter le niveau de la protection sociale (et des contributions) des travailleurs indépendants. Des innovations significatives concernent notamment l’accès à indemnités de congé maternité ou parental.

État de la littérature

Longtemps considéré comme une forme d’emploi « obsolète », typique des sociétés préindustrielles, le travail indépendant a regagné la faveur des scientifiques à partir des années 1980. Ceux-ci ont d’abord pris acte du renversement de la tendance historique au déclin du travail indépendant dans la majorité des pays de l’OCDE, avant de s’attarder à l’explication de ce phénomène.

La littérature répartit fréquemment les contributions en deux groupes, selon qu’elles expliquent l’accroissement du travail indépendant par des facteurs qui poussent (push) ou au contraire attirent (pull) les individus vers cette forme de travail. Comme l’explique Carr (1996), cette dichotomie découle des théories rivales formulées dans les années 1930, d’une part par Schumpeter, et d’autre part par Knight. Pour Knight, le travail indépendant est le fait d’individus possédant des habiletés, des ressources ou des connaissances particulières dont ils estiment qu’elles seront davantage valorisées sur le marché du travail indépendant que sur celui du travail salarié. Il a inspiré les études modélisant l’établissement dans cette forme de travail comme une question de choix occupationnel posé par un individu rationnel cherchant à maximiser ses gains monétaires, son capital humain ou d’autres types de satisfaction, notamment la flexibilité. Schumpeter, au contraire, y voit une option « par défaut » pour ceux qui font face à des barrières structurelles les empêchant d’accéder au marché du travail salarié. De cette perspective découlent les travaux qui problématisent le travail indépendant comme un choix par défaut pour des chômeurs, des travailleurs précaires ou des membres de minorités racisées.

Récusant le simplisme de la thèse push/pull, et sa construction à partir des seules trajectoires masculines, d’autres contributions ont mis en évidence l’interaction entre les attributs individuels des travailleurs (notamment leur capital humain) et les rôles sociaux différenciés selon le genre. Les travaux de Carr (1996), et d’autres réalisés à sa suite, concluent que les caractéristiques familiales des femmes (état civil, statut parental, âge des enfants) sont des prédicteurs significatifs du travail indépendant féminin. Ces auteurs présentent le travail indépendant comme une voie d’échappement prise par les femmes, notamment celles qui sont scolarisées et peuvent compter sur le revenu d’un conjoint, face au peu de flexibilité dans le secteur salarié, une forme de travail atypique permettant la conciliation entre travail et vie familiale. Cette division du travail entraîne toutefois des effets pervers pour les travailleuses, aux prises avec de faibles rémunérations et une dépendance à l’égard des régimes d’assurances de leurs conjoints.

Face au constat qu’une bonne partie des indépendants, surtout parmi ceux qui travaillent seuls, sans employés, ne possèdent pas les attributs sociologiques de l’entrepreneur, de nombreuses contributions analysent aujourd’hui le travail indépendant comme l’une des modalités de la flexibilisation du travail. Ces travaux peuvent être répartis en trois grands courants. Inspiré par les travaux sur la segmentation du marché du travail, le premier assimile le travail indépendant à du travail précaire (Linder, 1992), associant faiblesse des régulations et mauvaise qualité des emplois. Un deuxième courant s’inscrit dans une perspective duale, opposant les indépendants très qualifiés et réellement indépendants aux indépendants peu qualifiés et fortement dépendants d’un client unique ou principal, inscrivant son développement dans une perspective de valorisation ou au contraire, de dévalorisation, du travail (Supiot, 1999). Le troisième courant identifie non plus une dichotomie, mais un continuum de formes hybrides de mobilisation du travail (Dupuy et Larré, 1998), dans un monde où se brouillent les frontières entre salariat et indépendance. Dans l’un ou l’autre de ces courants, des travaux ont été consacrés à l’impact des régulations institutionnelles sur les différences, notamment nationales, en matière de qualité et de stabilité des emplois indépendants.

Travail indépendant et zones grises

L’une des manifestations de la porosité des frontières entre travail indépendant et salariat (Supiot, 1999) est que la logique du salariat teinte le travail indépendant, et réciproquement. Ainsi, l’indépendance juridique ne garantit ni l’indépendance professionnelle, ni l’indépendance économique. La propriété des moyens de production ne s’avère pas non plus un gage d’autonomie dans la conduite du travail, comme l’ont illustré les travaux sur l’agriculture, le camionnage ou la distribution. Le « profit » ne représente souvent, pour l’indépendant, que l’équivalent, ou moins, de ce qu’il aurait obtenu en salaire pour le même type de prestation (Lyon-Caen, 1990).

En croisant les deux dimensions constitutives de toute prestation de travail que sont le mode d’organisation du travail et le mode de répartition des risques associés au travail, Dupuy et Larré (1998), repris in Morin et al. (1999), ont mis en évidence un continuum de zones hybrides allant de l’indépendance pure (organisation du travail individuelle et prise en charge individuelle des risques) au salariat pur (organisation collective du travail et prise en charge collective des risques). Certaines hybridations tirent le travail indépendant dans deux directions opposées : vers une autonomie contrôlée, lorsqu’un donneur d’ouvrage contrôle la qualité du produit et certains éléments de la prestation de travail, ou vers une prise en charge partagée du risque entre travailleur et donneur d’ouvrage. Leur modèle permet de repérer une troisième forme hybride, dans laquelle l’indépendant n’a pas l’entier contrôle de la prestation tout en bénéficiant de modalités de partage du risque.

Les zones grises qui inscrivent le travail indépendant dans une organisation collective du travail

Le cas de figure le plus fréquemment étudié concerne le travailleur juridiquement indépendant, mais en situation de dépendance économique (→ Travailleurs économiquement dépendants) à l’égard d’un donneur d’ouvrage unique ou principal. Il convient de distinguer ce cas de celui du faux travailleur indépendant (bogus self-employment), qui travaille dans des conditions similaires à celles d’un salarié et pour qui l’attribution du statut d’indépendant répond à un objectif de contournement du droit protecteur. Un troisième cas de figure est celui de l’indépendant qui, sans dépendre économiquement d’un seul donneur d’ouvrage, contracte avec des donneurs d’ouvrage capables de diviser et de coordonner le travail et de contrôler la qualité du produit/service, tout en reportant le risque économique et social sur le travailleur.

Contrairement à l’hypothèse duale évoquée plus haut, les dimensions du statut professionnel et du contrôle sur le travail apparaissent en grande partie indépendantes l’une de l’autre. En d’autres termes, les zones grises qui inscrivent le travail indépendant dans une organisation collective du travail ne concernent pas uniquement des travailleurs peu qualifiés (par exemple dans les secteurs du transport, de la distribution ou de la garde d’enfants à domicile) mais sont aussi le lot de travailleurs hautement qualifiés, dans les secteurs artistiques, des assurances, de la traduction, de l’informatique et des autres services aux entreprises. Ce sont donc les caractéristiques de la clientèle, et non la qualification professionnelle du travailleur, qui prédisent la dépendance (D’Amours, 2006, 2014).

Ces figures hybrides, dans lesquelles l’autonomie de travailleurs juridiquement indépendants est plus ou moins fortement contrainte, apparaissent comme une conséquence de la tendance contemporaine à l’externalisation du travail qui, parce qu’elle comporte des risques pour les entreprises clientes, les amène à mettre en œuvre de nouvelles formes de contrôle et de surveillance. Ces formes sont diverses : contrats relationnels informels, éléments de hiérarchie et de contrôle (rencontres périodiques, contrôle de la performance, exclusivité du contrat), recours aux réseaux pour connaître la réputation des travailleurs (Muelberger et Bertolini, 2008), contrôle par la technologie ou recours à des intermédiaires ayant pour mission de diviser et de coordonner le travail au profit de l’entreprise cliente (D’Amours, 2014). Une autre stratégie communément utilisée pour conjurer le risque d’opportunisme et de perte de loyauté consiste à développer des liens récurrents avec les mêmes professionnels.

Ces modalités sont aussi présentes, sans égard au statut juridique, dans les marchés où domine l’organisation du travail par projets, par exemple dans le secteur des nouvelles technologies ou dans les univers du travail artistique, accréditant l’hypothèse d’un continuum plutôt que d’une dichotomie entre salariat et indépendance.

Les zones grises qui collectivisent le risque

Dans certains cas, cette autonomie contrôlée s’exerce sans contrepartie en termes de protection pour le travailleur indépendant, qui assume seul l’ensemble des risques économiques, sociaux et professionnels. Dans d’autres, elle est assortie de modalités, le plus souvent informelles, de protection contre le risque du sous-emploi : c’est le cas de l’indépendant qui conclut avec son ou ses donneurs d’ouvrage des ententes formelles ou informelles visant à lui fournir du travail dans la durée. De telles ententes interviennent souvent en contexte de dépendance économique à l’égard d’un client principal, qui apparaît donc à la fois comme une source de sécurité, constituant une modalité informelle de protection contre le sous-emploi, et d’insécurité, en cas de perte de ce client principal.

Mécanisme de protection informel (et « marqueur de qualité » dans certains milieux), la récurrence des liens entraîne aussi des effets positifs pour les travailleurs qui sécurisent ainsi leur revenu (Pilmis, 2007) ; de surcroît, leur familiarité avec le produit leur permettra de produire la qualité requise en moins de temps, un élément crucial quand le travailleur est rémunéré selon une logique forfaitaire (D’Amours, 2014). Mais l’avantage est sans contredit plus important pour les entreprises clientes, qui réussissent à injecter de la loyauté et de la stabilité dans des marchés qu’elles ont rendus instables, s’assurant de la disponibilité de ressources humaines aptes à produire « juste à temps » des produits conformes à la qualité attendue, tout en évitant les responsabilités de l’employeur.

Car, et c’est le point majeur, si la dépendance (ou le développement de liens récurrents) permet au travailleur de limiter le risque du sous-emploi, elle renvoie le travailleur à ses propres ressources pour tous les autres risques. En effet, surtout dans les pays anglo-saxons, les ententes formelles ou informelles contribuant à fournir du travail dans la durée ne sont assorties d’aucune modalité prévoyant la contribution du donneur d’ouvrage à la protection sociale du travailleur, pas plus qu’à sa formation. Il s’agit en outre d’un mécanisme fragile puisqu’interpersonnel ; le départ de la personne qui gère le travail dans l’entreprise cliente peut en effet mettre un terme à ces liens récurrents.

Le partage du risque ne peut donc se concrétiser, sur le long terme, que par des modalités institutionnelles comme celles qui ont été mises en œuvre dans certains États, surtout européens, d’abord au bénéfice de travailleurs indépendants en situation de dépendance économique.

L’une de ces modalités consiste en l’assimilation de certaines catégories d’indépendants à des salariés, pour certains types de droits. Il en va ainsi pour les entrepreneurs dépendants dans plusieurs juridictions canadiennes et pour les outworkers de l’industrie du textile, du vêtement et de la chaussure en Australie, qui sont assimilés à des salariés aux fins de la négociation collective de leurs conditions de travail (McCrystal, 2014), de même que pour les intermittents du spectacle français qui relèvent de la présomption de salariat et bénéficient d’un régime particulier d’assurance-chômage.

Dans d’autres États, on a créé des régimes particuliers de rapports collectifs de travail propres à certains groupes de travailleurs juridiquement indépendants. C’est en vertu de tels régimes qu’au Québec, les artistes et les responsables de services de garde en milieu familial (assistantes maternelles) peuvent négocier les paramètres de leur rémunération et la contribution des donneurs d’ouvrage (les producteurs dans le cas des artistes et le ministère de la Famille dans le cas des responsables de services de garde en milieu familial) à des régimes de protection sociale, ainsi qu’à la formation continue.

D’autres États encore ont choisi de définir et de protéger une catégorie intermédiaire entre salariat et indépendance, en créant un statut juridique particulier destiné à protéger les travailleurs indépendants économiquement dépendants : c’est le cas de l’Allemagne (« arbeitnehmerähnliche Person »), de l’Italie (travailleur parasubordonné), du Royaume-Uni (« worker ») et, plus récemment, de l’Espagne (« travailleur autonome économiquement dépendant »). Le degré de protection procuré par ces statuts intermédiaires est variable, pouvant inclure la couverture par les mêmes dispositifs de protection sociale que pour les salariés et l’accès à la négociation collective de certaines conditions de travail (durée de la relation, horaire, modalités d’exécution du travail, santé et sécurité, formation).

Contrairement aux mécanismes précédents, qui s’adressent prioritairement, voire exclusivement, à des travailleurs en situation de dépendance économique, des dispositifs comme le portage salarial ou les coopératives d’activités peuvent contribuer à sécuriser les trajectoires de travailleurs juridiquement et économiquement indépendants.

Une triple dynamique à l’œuvre

La croissance du « nouveau » travail indépendant, dont les caractéristiques diffèrent sensiblement du travail indépendant « traditionnel » peut être appréhendée à l’intersection de trois dynamiques.

Une première dynamique relève de nouvelles configurations productives. Le travail indépendant y apparaît comme l’une des modalités de l’externalisation du travail, concernant parfois une activité périphérique (entretien ménager, traduction, services informatiques), et parfois l’activité centrale de l’entreprise (journalisme, assurances), et ayant pour effet, sinon pour objectif, de renvoyer à une relation commerciale des activités qui étaient naguère régies par un contrat de travail. Une deuxième dynamique renvoie aux politiques des États, dont plusieurs cherchent à élargir le périmètre de l’indépendance, à créer des statuts juridiques la favorisant, ou à soutenir le développement du travail indépendant et la création de petites entreprises : réduction de la charge administrative et fiscale, aides financières, formation et services-conseils (Commission européenne, 2010). Dans une perspective d’activation du marché du travail, de nombreux pays ont mis sur pied des programmes incitant les chômeurs à créer leur propre emploi, ou ciblant des clientèles particulières, comme les femmes, les jeunes ou les immigrants. Quelques-uns ont, comme on l’a vu plus haut, créé des modalités particulières de protection sociale à destination de certains groupes d’indépendants.

La troisième dynamique émarge des aspirations individuelles à l’expressivité, à la créativité et à l’autonomie dans le travail, motifs souvent invoqués à l’appui de l’établissement dans le statut et vertus qui, bien que concrétisées fort inégalement, sont célébrées par un grand nombre d’indépendants et cela, en dépit de la fréquente précarité de leurs conditions d’emploi. Cette ambivalence, reflétée dans les motifs de satisfaction (autonomie et intérêt dans le travail et flexibilité dans les horaires de travail) et d’insatisfaction (faible rémunération, moindre protection sociale, longues heures de travail ou horaires atypiques) cités par les travailleurs indépendants (Pedersini et Coletto, 2010 : 62) font du travailleur indépendant une figure (→ Figures émergentes) de l’intégration incertaine, celle de « la valorisation de soi dans l’incertitude » (Paugam, 2000).

 

Martine D’Amours

Bibliographie

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Linder, M. (1992) Farewell to the Self-Employed : Deconstructing a Socioeconomic and Legal Solipsism, New York: Greenwood Press.

Lyon-Caen, G. (1990) Le droit du travail non salarié, Paris: Sirey.

McCrystal, S. (2014) ‘Designing Collective Bargaining Frameworks for Self-Employed Workers: Lessons from Australia and Canada’, International Journal of Comparative Labour Law and Industrial Relations, 30 (2): 217-242.

Morin, M.-L. (dir), Y. Dupuy, F. Larré & S. Sublet (1999) Prestation de travail et activité de service, Paris: La Documentation française/Ministère de l’Emploi et de la Solidarité.

Muelberger, U. & S. Bertolini (2008) ‘The organizational governance of work relationship between employment and self-employment’, Socio-Ecocomic Review, 6 (3): 449-472.

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Pilmis, O. (2007) ‘Des « employeurs multiples » au « noyau dur » d’employeurs : relations d’emploi et concurrence sur le marché des comédiens intermittents’, Sociologie du Travail, 49 (3): 297-315.

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