Figures émergentes

Introduction

Les figures émergentes ont un double objet, empirique – elles permettent de décrypter les transformations contemporaines du travail et de l’emploi – et théorique, elles se proposent de dépasser l’analyse dichotomique sur laquelle repose la relation d’emploi, car trop réductrice. Le terme de « figure » évoque « l’aspect extérieur d’ensemble, relativement caractérisé » d’un phénomène (http://www.cnrtl.fr/definition/figure). Le qualificatif « émergent » renvoie à l’idée de processus, celui-ci pouvant être évolutif ou involutif. Il traduit les mouvements propres aux relations d’emploi et de travail. Dès lors, l’expression « figure émergente » souligne le caractère « relativement » défini d’une position sur le marché du travail, c’est-à-dire non immuable.

D’un point de vue empirique, les figures émergentes sont le fruit de trois processus : d’un glissement de statuts consolidés vers des statuts plus précaires ; de tentatives d’engagement d’individus dans des professions ou activités dont le futur est aléatoire ou d’un rapport à l’emploi et au travail innovateur voire empreint d’utopie.

Ainsi dénombre-t-on trois grands types de figures émergentes : les figures déclinantes, qualifiées d’émergentes car elles s’inscrivent dans un processus involutif ; les figures intermédiaires, situées dans un entre-deux et dont il est impossible de prévoir le futur à brève échéance et les figures ascendantes qui offrent de nouvelles opportunités aux individus. La dimension temporelle est centrale dans l’analyse, en raison du caractère non permanent et mouvant des individus sur le marché du travail.

Cette approche participe du dépassement du dualisme, encore prégnant dans les analyses sur l’évolution actuelle de la relation d’emploi et dans les catégories qui en rendent compte. Deux voies sont possibles. La première consiste à montrer à partir d’exemples que les cadres de la relation d’emploi sont bousculés et qu’ils ne correspondent plus à la réalité du marché du travail, ce qui éclaire l’idée de « décohérence » (Bureau, Dieuaide, 2018). La seconde reprend les travaux sur l’informel dans les pays du Sud en ce qu’ils ont permis de rendre compte de marchés du travail complexes qui ne sauraient être enfermés dans une interprétation binaire, formel vs informel. Cette grille de lecture, exportée à son tour vers les pays du Nord, renseigne sur la dynamique et la pluralité des formes de mise au travail et d’emploi qui y existent.

Les trois types de figures émergentes sont l’expression de la multiplicité des formes de mise au travail ; elles font appel aussi à la subjectivité des individus (→ Subjectivité) et à leur implication collective et personnelle.

Les trois figures émergentes

Aucune séparation étanche ne distingue ces trois figures, si bien qu’une même situation peut illustrer deux types voire trois de figure émergente ; tout dépend du vécu et des usages individuels et collectifs des individus. Certains subissent les situations, d’autres s’en satisfont, alors que pour d’autres encore elles sont un mix des deux, voire un pis-aller momentané, ce qui invite à la plus grande précaution quant à toute généralisation hâtive à leur propos. La même situation peut être vécue subjectivement de manière totalement opposée et peut être analysée comme corroborant l’hypothèse d’une précarisation généralisée ou alors d’un choix délibéré de la part d’individus en attente (ou pas) d’une insertion différente sur le marché du travail. Les deux interprétations sont possibles.

Le premier cas, la « figure émergente déclinante », correspond à la situation d’un individu dont le métier est en train de disparaître, mais aussi à celle d’un travailleur qui subit les changements dans un métier et les perçoit négativement.

Il s’agit de travailleurs dont le statut au travail s’est dégradé et qui ont perdu en autonomie, en rémunération, en droits et protections. L’on peut ainsi citer les sténodactylos qui ont dû se reconvertir mais aussi, plus récemment, des professionnels qui travaillaient pour le compte d’entreprises de promotion de CD, qui ont disparu sous la concurrence de firmes multinationales telles que Amazon, Apple, Deezer, et qui petit à petit ont dû s’orienter vers d’autres métiers. Le cas des managers de rayon de supermarché illustre lui aussi cette perte d’autonomie « au tournant des années 2010, les managers formés sur le tas ont perdu en autonomie à cause de la centralisation réalisée par informatique […] et de plus, ils se sont fait remplacer par des jeunes diplômés bac +2/3 » (→ Managers de proximité). L’arrivée de ces nouvelles recrues, titulaires de diplômes universitaires, provoque un sentiment de déclassement chez les anciens managers, lorsqu’ils n’ont pas tout simplement été licenciés.

Les exemples de figures émergentes déclinantes foisonnent et atteignent des catégories considérées encore il y a peu comme étant à la pointe de la modernité et qui pourraient intégrer pour certains le rang des figures émergentes ascendantes. L’exemple des chauffeurs Uber l’illustre. Après avoir connu un certain engouement auprès de personnes qui sont devenues des « chauffeurs Uber », après qu’elles sont restées éloignées de toute forme d’emploi, le fait que l’entreprise ait dû dans certaines villes comme Paris s’acquitter de nouvelles taxes auprès de la municipalité a précipité dans une spirale descendante nombre de ces chauffeurs, car l’activité n’était plus rentable. Selon Uber, ce serait entre 5 000 et 6 000 chauffeurs qui se seraient déconnectés de la plateforme depuis le 1er janvier 2018 après l’adoption de la loi Grandguillaume, en France.

Les cas de figure émergente déclinante mentionnés s’appliquent aussi bien à des individus qui jouissaient jusqu’alors d’une protection sociale liée à leur statut de salarié qu’à des individus qui n’étaient pas inscrits dans un rapport salarial.

Le deuxième type – celui de la figure émergente en transition – correspond à une période de transition ou de stagnation pour l’individu en attente d’un emploi qui lui convienne davantage. Les stagiaires en sont un bon exemple (→ Stagiaires) ; il ne s’agit pas ici des stages réalisés dans le cadre de cursus universitaires, car les étudiants sont obligés pour obtenir leur diplôme d’en faire un, mais des individus qui, dans l’espoir de décrocher un emploi stable, après avoir fini leurs études, font un stage – voire plusieurs –, et sont sous-payés ou travaillent gratuitement (Courrier international, 2011). Cette catégorie de figure émergente se réfère par conséquent à des individus en stand-by, des jeunes, des femmes, qui acceptent momentanément un statut précaire dans l’espoir d’obtenir un emploi stable et correctement rémunéré ultérieurement. Cela peut être le cas de stagiaires, mais aussi de jeunes volontaires du service civique ou, par exemple, d’employés de l’une des enseignes de livraison de repas – Deliveroo, Foodora, Uber Eats, etc. – ou de restauration rapide, pour lesquels on parle de « jobs étudiants ». Les bénéficiaires du dispositif français du service civique sont un autre exemple de figure émergente « entre-deux ». Simonet (2010) fait la distinction entre deux cas de figure : ceux issus de milieux aisés et d’autres, bien moins favorisés socialement. Pour les premiers, le service civique représente une expérience professionnelle au même titre qu’un stage et l’indemnité perçue est vécue comme étant de l’argent de poche. Les seconds voient dans le service civique un emploi et l’indemnité mensuelle comme un salaire, ce qui montre bien la variété des interprétations possibles pour un même phénomène.

Les figures émergentes en transition peuvent aussi concerner des individus plus âgés, proches de la retraite, qui grâce à des contrats aidés subventionnés par les pouvoirs publics vont retrouver une occupation avant ou après leur départ à la retraite. Relèvent de cette catégorie en transition, les retraité-e-s dans les supermarchés de Mexico, qui à la caisse emballent les denrées achetées par les clients. Ne recevant aucun salaire de la direction pour le travail effectué – ils sont rémunérés au pourboire –, ils trouvent dans cette activité un complément à leur maigre retraite (→ Travailleurs subordonnés sans salaire).

Le troisième type, la figure émergente ascendante, est lié au souhait de travailler ou de s’engager dans des activités différemment, il peut aussi exprimer la lutte de travailleurs désireux de recouvrer des droits perdus. Cette figure concerne alors des individus qui s’inscrivent dans un processus instituant de nouveaux rapports au travail et à l’emploi ou qui ont recouvré des acquis préalablement perdus. 

Deux exemples caractérisent ce troisième type. Le premier correspond à l’individu en quête de vivre autrement son rapport à l’emploi et au travail. A la recherche d’indépendance et d’autonomie, il voit dans le travail la réalisation de ses aspirations. Dans ce cas, sa décision procède d’une volonté de s’affranchir de la subordination à un employeur (Bureau, Corsani, 2015) ou emprunte à l’utopie (Lallement, 2015). Bureau et Corsani relatent l’expérience de coopérateurs des CAE (Coopératives d’activité et d’emploi), désireux de ne plus s’inscrire dans un rapport salarial et en quête de nouvelles formes d’organisation de leur travail (→ Entrepreneur-salarié). Lallement, quant à lui, s’appuie sur l’exemple des hackers qui élaborent « une nouvelle grammaire du travail », mais aussi « un autre mode de vivre ensemble » (→ Hacker). En convoquant la subjectivité de l’individu, la figure ascendante interroge le rapport à l’emploi et au travail.

Le second exemple concerne la requalification d’un contrat d’indépendant en contrat de travail salarié et le recouvrement de ce statut perdu par l’action des syndicats ou des tribunaux (phénomène de la class action, aux États-Unis). L’exemple des camionneurs du port de Los Angeles dont le contrat de travail a été requalifié en contrat de travail salarié (Bensman, 2009) ou celui des chauffeurs de taxi londoniens qu’Uber avait engagés comme travailleurs indépendants et qui ont dû être intégrés à l’entreprise comme salariés l’atteste. Une telle démarche n’est toutefois pas exempte d’un jugement de valeur latent, celui selon lequel le contrat de travail fordiste, salarié, est préférable à celui d’indépendant, celui justement que cette entrée questionne ! Il est vrai aussi que dans l’imaginaire social, un contrat de travail étant assorti de protections sociales, persiste l’idée selon laquelle ce dernier est protecteur. Ces trois figures émergentes – déclinante, intermédiaire ou en transition, ascendante – décrivent l’univers hétéroclite des relations d’emploi et de travail. Penser une typologie des figures émergentes ne possède une valeur heuristique que si elle aide à dépasser la vision binaire, traduite par le triptyque constitutif de la relation d’emploi. L’idée est aussi de ne pas évincer des formes inédites, innovantes, même si elles ne sont pas représentatives statistiquement.

Les figures émergentes soulignent l’incertitude inhérente aux relations d’emploi et de travail, obligeant les individus à mobiliser des ressources objectives et subjectives pour la contrecarrer. L’adaptation au cas par cas devient alors une pièce maîtresse du dispositif d’accès à un emploi ou à un travail, ce qu’avaient enseigné les approches sur l’informel dans les pays du Tiers Monde.

Dès lors, l’approche par les figures émergentes permet d’envisager différemment le rapport au travail et à l’emploi, à une époque où l’injonction à l’auto-employabilité devient de plus en plus forte, a fortiori dans un pays comme le Brésil où la forme salariale n’a pas atteint le même degré de généralisation qu’en France.

L’approche par les figures émergentes enrichit l’appréhension des normes d’emploi et aide à qualifier la multiplicité des situations rencontrées par les individus au cours de leur trajectoire professionnelle et, de ce fait, oblige à caractériser plus finement les institutions, les réseaux et les rapports de force dont elles sont l’émanation, ce que les analyses sur l’informel avaient déjà en partie pointé dans les pays du Sud.

La relation d’emploi vue du Sud : quels apports pour le Nord ?

Les Trente Glorieuses ont permis de parfaire la consolidation de l’État-providence dans nombre de pays au Nord. La relation d’emploi qui en a découlé a été construite sur une approche binaire opposant travail « typique » et travail « atypique ». Les trois éléments constitutifs de la relation d’emploi rappelés par Bentein et Guerrero (2008) ont servi de guide aux chercheurs et aux statisticiens pour établir les catégories d’analyse destinées à l’appréhender. Il en a découlé une vision fondée sur des binômes tels que « travail dépendant » vs « travail indépendant », « travail autonome » vs « travail hétéronome », censés traduire la réalité du monde du travail. Or, ces catégories se sont vite révélées restrictives et inexactes puisque demeuraient à l’écart nombre de travailleurs non inscrits dans un rapport au travail salarié (agriculteurs, commerçants ambulants, employées domestiques non déclarées, etc.). La prégnance de cette approche a eu pour effet d’occulter ou de passer sous silence la diversité des relations d’emploi. Elle a fonctionné comme une grille qui a empêché les chercheur-e-s de se saisir de la richesse de la réalité sociale, ce qu’auparavant les approches sur l’informalité dans les pays du Sud avaient fait (Oliveira, 1972 ; Lautier et al., 1991 ; Morice, 1987). En effet, celles-ci ont mis en exergue la complexité des formes de mise au travail et ont permis de dépasser l’analyse dualiste de la segmentation du marché du travail, théorie qui insistait sur la partition entre formes de travail protégées et formes non protégées : les insiders bénéficiant des garanties et d’une protection sociale liées à leur contrat de travail, les outsiders, non.

De par la complexité des rapports de travail et leur extrême hétérogénéité, les recherches en matière de situations de travail sur les pays du Sud sont instructives pour saisir ce qui se passe au Nord. Elles font état de la présence concomitante de formes diverses de mise au travail pour un même individu – et parfois au cours d’une journée de travail – et s’écartent de toute vision linéaire de la trajectoire de travail et d’emploi des individus qu’avait fort bien détectée Tripier (1978) lorsqu’il rappelait l’unité de temps, de lieu et d’action propre à la relation de subordination fordiste. En reconnaissant la spécificité et la richesse des processus à l’œuvre, Silva (2002) a souligné comment la pensée latino-américaine sur le développement est passée de l’idée de « rattrapage » des pays du Sud à une conception d’un développement autre, différent. Ironie de l’histoire, il devient possible d’engager une réflexion où le Sud devient la clef de lecture de situations émergentes au Nord ou de situations qui n’avaient pas reçu l’attention suffisante de la part de chercheur-e-s, trop pris par une démarche qui glorifiait la relation salariale et affichait la promesse d’une salarisation généralisée à terme.

Dès les années 1980, rompant avec le dualisme prégnant, des chercheurs colombiens ont contribué à faire sortir les études sur l’informel en Amérique latine d’une vision misérabiliste. Conçu jusqu’alors uniquement comme un sas pour l’individu qui n’a pas encore trouvé sa place sur le marché du travail formel et qui dès lors se trouvait dans un état de précarité extrême, López-Castaño et al. (1987) ont dévoilé la richesse de la trajectoire de travailleurs informels et le côté pro-actif de certains. Ils proposent que l’autorité publique instaure un droit adapté à leur spécificité et leur permette une intégration comme citoyens à part entière dans la société colombienne, ce que certains pays mettront en place une vingtaine voire trentaine d’années plus tard, notamment avec la création du statut de MEI (micro-entrepreneur individuel) au Brésil (Mondon-Navazo, 2017).

L’approche en termes de figures émergentes suit, quant à elle, un cheminement relativement identique. Elle s’inscrit dans une démarche qui met en exergue la diversité du monde du travail. À l’instar des figures de l’informel, les figures émergentes révèlent la multiplicité synchronique et diachronique des formes de mise au travail et un rapport à l’emploi et aux activités affranchi de toute dichotomie, dans la mesure où le raisonnement dualiste prive le chercheur d’insister sur la « décohérence » (Bureau, Dieuaide, 2018) inhérente à la zone grise, caractéristique des transformations des relations d’emploi et de travail aujourd’hui.

La « décohérence » des standards d’emploi est l’expression de la prolifération des aires de non droit et de la confusion des lois, mais aussi des stratégies d’esquive et de contournement de la multiplicité des lois existantes. Elle renvoie, rajoutent les auteurs, à un double mouvement : de perte de cohérence en raison du nombre important de standards et du décalage entre les catégories et les pratiques, conduisant à un échec ou une remise en question systémique, répétée et durable de la régulation. Elle illustre le caractère instable, indéterminé, incertain des institutions mais aussi des pratiques des acteurs. Instabilité des institutions en raison de la superposition des normes régionales, nationales, internationales, mais aussi du jeu combiné des acteurs qui participent de la régulation. Selon Bureau et Dieuaide, les demandes pour de nouveaux droits et les tentatives de développement de nouvelles formes de régulation en découlent. Leur aboutissement est incertain. Cette incertitude s’étend aux relations d’emploi et de travail et en constitue l’élément constitutif. Elle trouve un cadre analytique dans la notion de « zones grises », ce que rappellent les auteurs qui insistent sur « la pertinence de la notion de zones grises pour comprendre la singularité et la diversité des dynamiques qui affectent aujourd’hui la transformation des normes d’emploi » (Bureau et Dieuaide, 2018 : 263).

Discontinuité dans la relation d’emploi, multiplicité des employeurs, ces figures classiques dans les pays en développement combinant statuts formels et informels, ne sont plus l’apanage des travailleurs du Sud, aujourd’hui elle s’étend aussi à ceux du Nord. La figure des slashers est à cet effet emblématique. Il s’agit d’individus ayant une première activité pas assez rémunérée qu’ils complètent par une autre qui est leur passion – peu rémunératrice ou réalisée gratuitement – et ils vont encore chercher un complément de revenu en travaillant ailleurs. Ces travailleurs de la Gig economy – économie des petits boulots – ne sont pas, à l’instar des travailleurs de l’informel, que les victimes d’une situation dégradée et donc apparentés à des figures déclinantes ; la pluriactivité (→ Pluriactivité) peut être aussi conçue comme un horizon d’émancipation (Bureau, Corsani, 2015) et dès lors l’individu concerné sera apparenté à une figure ascendante.  La composition de plusieurs activités pour un même individu au cours d’une même journée ou de sa trajectoire professionnelle permet de dresser un parallèle entre les figures de l’informel et les figurent émergentes, fussent-elles déclinantes, intermédiaires ou ascendantes. La pluralité dans l’analyse est de mise, ce qui corrobore l’incertitude.

Cingolani (2014) rappelle que l’activité professionnelle des musiciens est souvent un moyen de réalisation et d’épanouissement personnel, même si elle s’accompagne d’une certaine précarité. Il met en évidence des situations que les travaux sur l’informel ont déjà décryptées. Ainsi, pour qu’un individu s’adonne à son hobby, il lui faut avoir la garantie que son-sa conjoint-e ou ses parents lui assure-nt de quoi vivre. Morice (1987) avait bien montré comment la mise au travail des individus relevait d’une stratégie familiale : un membre de la famille est embauché formellement et fait profiter les autres membres travaillant dans des activités « informelles » de sa couverture sociale et des marchandises extorquées à l’entreprise pour laquelle il travaille. Cette forme de « compensation » salariale était connue de la direction et lui permettait de maintenir les salaires à un niveau très bas. Il devenait dès lors clair qu’un accord tacite, informel, avait été passé entre les parties prenantes.

Figures émergentes et rapport au Droit : la zone grise en questions

Les figures émergentes sont emblématiques d’un rapport au Droit différent et de glissements de situations stables vers des situations floues ou de modifications dans des statuts jusque-là consolidés. Dans leur rapport au Droit, elles rejoignent la perspective de Supiot de l’« action », i.e. « le droit ouvert aux personnes de remettre en cause l’état des choses » (Supiot, 2005 : 273). Parmi les changements dans le type de Droit qui régit la relation d’emploi, le passage du contrat de travail au contrat de type commercial participe du brouillage des frontières entre situations stables et instables ou précaires.

Les discussions sur la parasubordination mettent en évidence le flou sur les critères permettant de distinguer ces travailleurs des autres. Dans les années 1980-1990, les critères élaborés pour distinguer dans quelle catégorie rentrait tel ou tel travailleur du secteur informel ont conduit à une impasse et forcé à proposer d’autres grilles d’analyse. Ces questionnements sont toujours d’actualité. La création d’une catégorie intermédiaire comme celle de parasubordonné, de « travailleur indépendant économiquement dépendant » (→ Travailleurs économiquement dépendants) ou d’entrepreneur-salarié amène à reconnaître un droit spécifique pour sortir de toute ambiguïté et pour déterminer si un individu est autonome, indépendant ou économiquement dépendant et à quel degré. Il s’avère plus instructif d’étudier le type de relations qu’il établit avec ses pairs ou avec son/ses donneur-s d’ordres, les dynamiques dans lesquelles il est engagé, qui peuvent varier selon le contrat ou le moment de l’année – en période de rush il sera salarié, qualité qu’il perdra lorsque l’activité sera en berne. L’approche par les figures émergentes, en faisant de l’incertitude et de l’indétermination le fer de lance de l’interprétation des relations d’emploi et de travail, autorise cette prise en compte.

S’agissant de nouvelles professions ou d’activités qui ne sont pas encore pleinement encadrées institutionnellement ou juridiquement, le rapport des individus au travail peut renvoyer au glissement mentionné précédemment et correspondre à l’arrivée de nouvelles catégories de « travailleurs » – certains se considérant comme travailleurs ou salariés, d’autres, exerçant les mêmes fonctions n’envisageant leur insertion que comme une occupation.

Les figures émergentes ne sont alors qu’une pièce du puzzle constitué par la zone grise de l’emploi et la question des inégalités pourrait se résumer à celle de la pertinence de mettre en place un système de protection juridique destiné à encadrer ces nouvelles professions ou activités, à l’instar de ce qu’avaient proposé en leur temps les chercheurs colombiens. La question reste ouverte.

L’attention portée aux nouvelles manières de produire, aux formes diverses d’engagement dans la société incite à élaborer d’autres catégories de pensée, qui reposent sur le Droit mais pas uniquement, car il ne les recouvre pas toutes. C’est aussi une invitation à repenser des catégories qui prennent en compte ce que les individus vivent, dans leur psyché, dans leurs groupes sociaux d’appartenance.

La démultiplication des figures émergentes contraint à développer des dispositifs spécifiques de reconnaissance de l’activité et de l’identité des divers porteurs de projets. C’est pourquoi il convient de ne pas écarter non plus l’idée selon laquelle les figures émergentes sont porteuses d’un processus de changement institutionnel reposant sur une révision permanente des compromis socio-politiques. Elles participent de l’« espace instituant », qui exprime la dynamique des rapports sociaux (Azaïs, 2015 : 8).

Les figures devenues classiques dans les pays en développement combinant statuts formels et informels aident à qualifier les figures émergentes dans les pays du Nord. Censées traduire les innovations sociétales en matière d’emploi et de travail, elles invitent à prendre en compte les interactions qui entourent et imprègnent l’activité du travailleur. Ainsi, la dilution de la frontière travail/hors-travail, le bouleversement des espaces-temps de travail, la mobilisation de la subjectivité des individus sont autant de phénomènes qui aident à dépasser la vision « classique » du travailleur fordiste et de la subordination et qui pointent vers la détérioration ou l’émancipation des individus dans leur rapport à l’emploi et au travail.

 

Christian Azaïs

Bibliographie

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