Frontière et statuts de l’emploi

Les statuts de l’emploi renvoient en premier lieu au grand partage entre d’une part les salariés (titulaires d’un contrat de travail) et, d’autre part, les indépendants ou « non salariés ». Le statut de salarié peut conduire à son tour à des subdivisions en fonction des types de contrats : contrat à durée indéterminée (CDI), contrat de droit commun, contrats atypiques c’est-à-dire sortant du droit commun en étant réservés à des situations exceptionnelles. Au sein de ces contrats atypiques, il reste à distinguer les contrats à durée déterminée des missions d’intérim. Les CDD sont limités à des emplois non permanents (surcroît d’activité, remplacement d’un salarié absent) ou à des secteurs marqués par une activité irrégulière dans lesquels les CDD peuvent être renouvelés indéfiniment, on parle alors de CDD d’usage (CDDU). Les missions d’intérim visent également à faire face à des surcroîts d’activité ou à des remplacements ponctuels, en donnant lieu à un contrat de l’intérimaire avec une société d’intérim qui lui propose une mission dans une entreprise cliente. Ces statuts sont autant de frontières, autour lesquelles peuvent être identifiées de multiples zones grises. On pourrait par exemple parler de zone grise du salarié, dans le cas d’un salarié de SSII effectuant une mission de très longue durée dans une entreprise cliente de la SSI, ou encore dans le cas d’un salarié ayant obtenu un CDI avec une société d’intérim (créé par la loi Rebsamen de 2015).

La frontière entre salariés et indépendants et la zone grise qu’elle suscite est ici prioritaire. Les rapports entre CDI et contrats atypiques renvoient à d’autres débats sur la précarité des salariés (→ Précarité). La zone grise entre salariés et indépendants tient notamment au caractère fluctuant de l’un des critères décisifs pour identifier un contrat de travail : la subordination. En effet, les évolutions du travail salarié ont conduit à observer des situations dans lesquelles la subordination, comme pouvoir de directives de l’employeur, perd de son emprise avec notamment l’effacement des grands établissements soumis à des formes de rationalisation du travail. D’un autre côté, des indépendants tels que les exploitants agricoles liés à des firmes de l’« agrobusiness » (semenciers, chimistes), ou des chauffeurs de taxi liés par la location de leur véhicule à des compagnies, se trouvent soumis à des injonctions les rapprochant d’une situation de subordination (Supiot, 2000).

Certes, cette zone grise peut apparaître relativement limitée, quand on la rapporte au 88,5 % de salariés recensés par l’INSEE dans la population active occupée en 2015. Mais, le droit du travail joue ici un rôle essentiel, ce qui conduit à se demander en quoi ses évolutions ont affecté historiquement cette zone grise, par les frontières qu’il a posées tant à l’égard d’indépendants reconnus qu’à l’égard de la reconnaissance même du travail, pour saisir les dynamiques parallèles de ce droit et de la zone grise qui l’entoure jusqu’à la période actuelle.

En effet, le développement d’un droit du travail en France, à partir de l’adoption d’un Code du travail en 1910, est tardif. Il tend à formaliser une relation entre un « salarié » et celui à qui est destiné son travail, l’« employeur ». Il est conçu dans les années 1890-1910, à une époque où les acteurs vivaient dans une vaste « zone grise » – voire une forme d’obscurité à l’égard du travail lui-même – celle d’un régime de « marchandage », avec l’inscription des activités productives dans des cercles allant de la famille au voisinage, et une forme générale de sous-traitance en cascade, sous la tutelle de marchandeurs considérés par le Code civil comme des entrepreneurs. Cela oblige à sortir du seul critère de la subordination, au risque d’aller à l’encontre d’une certaine doctrine juridique, en envisageant la formalisation même du travail (par rapport à une dimension d’économie informelle), impliquant pour les travailleurs de se partager entre salariat et indépendance. Ainsi, en devenant progressivement la référence de rapports de travail mis au centre des activités productives, le droit du travail tend à poser la frontière entre salariés et non salariés. Il reste alors à envisager, dans leur spécificité, les dynamiques actuelles de la frontière entre salariés et non salariés et des zones grises du salariat qui en résultent.

L’identification du travail est rendue possible par l’existence d’un droit du travail à partir du début du 20e siècle. Cela donne lieu tout d’abord à une clarification du salariat, sous l’action des premiers concernés, les travailleurs et les employeurs, pour arriver à un vaste territoire dont les frontières tendent alors à s’étendre. La spécificité des zones grises contemporaines entre salariat et indépendance s’inscrit dans le contexte de cette dynamique sociohistorique et prend aujourd’hui la forme d’une bataille aux frontières.

La lumière du droit du travail sur la grisaille du marchandage

On assimile fréquemment subordination (→ Subordination/Autonomie) et travail dans le capitalisme qui s’affirme en France au lendemain de la Révolution, à partir du décret d’Allarde et de la Loi Le Chapelier de 1791 conduisant, dans le Code pénal de 1810, au délit de coalition. La Révolution ne se réduit cependant pas à la destruction de l’Ancien régime, mais entend construire un ordre nouveau reposant sur un droit commun aux citoyens, le Code civil. Or, le Code civil adopté en 1804 fait du louage d’ouvrage la référence contractuelle des activités productives saisies à partir de la commande d’un donneur d’ordres (négociant, directeur d’établissement) adressée à un ouvrier (ouvrage-ouvrier). Les vingt articles qui définissent cette espèce de contrats se concluent à l’article 1799 sur le constat que « l’ouvrier est entrepreneur en la partie qu’il traite » quand il est rémunéré à la pièce (à prix fait). Cela traduit l’existence d’un univers productif dans lequel des ouvriers embauchent d’autres ouvriers et s’associent fréquemment leur femme et leurs enfants, qu’ils exercent leur activité dans leur atelier ou dans un établissement plus large. La vie familiale et la production se confondent, qu’il s’agisse des canuts pour le tissage de la soie dans leurs ateliers domestiques, des mineurs emmenant femmes et enfants pour les aider (Germinal), voire des ouvriers recrutant des aides dans les établissements industriels. La confusion est plus forte encore pour ces familles paysannes qui tirent une partie de leurs revenus monétaires de la vente de produits réalisés pendant l’hiver.

Le gris est institutionnalisé par le louage d’ouvrage, notamment pour ceux qui œuvrent aux côtés du loueur d’ouvrage engagé dans la réalisation d’une opération (le tissage, l’extraction de minerai payé à la tonne ou la réalisation d’une pièce dans l’industrie). Les enfants qui aident leur père dans l’atelier du canut travaillent-ils ? On se le demande et, en attendant, l’interdiction du travail des enfants demeure longtemps inopérante dans les ateliers domestiques. Dans une affaire qui défraie la chronique judiciaire en 1902, le directeur d’un établissement sidérurgique de Haute-Loire rejette la responsabilité de l’infraction constatée par un inspecteur du travail qui a découvert des enfants mineurs travaillant après minuit. Il se défausse sur les ouvriers qui, selon lui, ont engagé ces enfants en se comportant comme des tâcherons (Didry, 2016).

La subordination aux directives d’un employeur est ici difficile à cerner, dans la mesure où elle se confond avec l’autorité du père ou du parent et elle se dissout dans la concurrence entre ces « chefs de marchandage » oscillant entre la revendication d’un tarif des pièces et l’acceptation de prix toujours plus bas pour tenter de gagner de quoi vivre. Comme le souligne Marx (1993 : 620) au sujet du salaire aux pièces, les intermédiaires sont nombreux et la rémunération de leur activité accroît la misère de ceux qu’ils embauchent. La situation est plus catastrophique encore dans ce qu’il nomme le « travail à domicile moderne » ou « sweating system », sous les traits de couturières réalisant dans leur mansarde les pièces de confection que leur ont confié les commissionnaires de grands magasins.

L’élaboration d’un « Code du travail » est censé organiser les conditions d’un ensemble d’activités désignées comme travail, sans que les limites de ce terme ne soient posées a priori. Le contrat de travail correspond à ce lien contractuel identifiable par le constat qu’une personne travaille régulièrement pour d’autres, alors que le contrat d’entreprise renvoie à la situation d’une personne qui destine son travail au public. Il permet d’intégrer sous un même cadre juridique les chefs d’équipes et les membres de ces équipes, les employés et les ingénieurs, en sortant de la partition entre travail manuel et travail intellectuel.

Comme le suggère Bourdieu (1977), dans une Algérie en guerre résumant pour lui la conversion d’une société rurale traditionnelle au capitalisme, le travail apparaît pour les populations déplacées à la porte des villes comme un horizon lointain. Les nouveaux venus aux marges du capitalisme colonisateur enchaînent de petits boulots proches du commerce, dans une « zone grise » proche de l’« économie de bidonville » identifiée pour les pays en voie de développement. Suivant en cela Bourdieu, on peut penser que l’élaboration d’un droit du travail inaugure un processus de conversion au travail salarié, évoquant celui de ces déracinés algériens pendant la guerre. En effet, produit de débats qui se déroulent dans des enceintes académiques, sociales et parlementaires à la Belle Époque, le droit du travail fournit aux acteurs économiques eux-mêmes la base d’un questionnement sur leurs activités. Ainsi, la question de savoir si une activité économique entre dans le spectre du contrat de travail se pose avec une intensité croissante au cours du 20e siècle, sous l’effet de l’effort de guerre ou du développement des assurances sociales (accidents du travail depuis 1898, assurance maladie à partir de 1928). Les zones grises du travail s’estompent à mesure que se cristallise le partage entre salariés et indépendants, notamment lorsque le travail considéré s’opère à domicile. Un des enjeux est celui de l’assujettissement des parties à la cotisation sociale qu’introduit la loi de 1928, obligeant les présumés assujettis à prouver qu’ils ne sont pas salariés. La contrepartie en est une croissance du salaire socialisé, renforçant la Puissance du salariat (Friot, 2012). À cette époque intervient le critère de la subordination, par lequel les juges tentent de réduire l’emprise des assurances sociales en les limitant aux seuls travailleurs sous le contrôle direct d’un employeur, pour écarter le critère plus large de la dépendance économique (Le Crom, 2003). Mais, ce critère de la subordination fait long feu face à la persévérance du législateur s’en tenant pour définir le champ d’application de ces assurances sociales au constat d’une activité exercée pour le compte d’un ou plusieurs employeurs, auxquels viendront se rajouter, dans les développements ultérieurs de la Sécurité sociale, les activités professionnelles non salariées. On le voit, la frontière se clarifie à mesure que se formalise le travail salarié non sur la base d’une stricte subordination plaçant le salarié sous l’autorité directe de l’employeur, mais sur celle de la destination du travail à une ou plusieurs personnes déterminées dites « employeurs », tout en conduisant à qualifier d’« indépendants » ceux dont le travail est destiné au public.

Le salariat conquérant

Dans ce processus, la zone sombre que constituait jusque-là le travail ouvrier des femmes et des enfants tend ainsi à se dissiper sous l’effet en premier lieu de la scolarisation obligatoire qui détourne les enfants des activités productives dans leurs plus jeunes années. Une partie des activités éducatives tend alors à sortir les enfants de l’emprise de la famille et dessine un univers professionnel, celui de l’enseignement, que contribue à étendre la création d’une école maternelle et le développement d’une filière technique et professionnelle. De plus, le contrat de travail permet de rattacher nombre de femmes qui travaillent à des employeurs, là où elles demeuraient dans l’ombre de leur mari ou se trouvaient dispersées dans le réseau des intermédiaires leur fournissant de l’ouvrage. Il devient possible, par exemple, d’envisager en 1915 l’institution d’un salaire minimum pour les couturières à domicile, par des commissions mixtes chargées d’évaluer la durée d’exécution des pièces tout en imposant aux commanditaires de recenser les couturières auxquelles ils ont recours. En 1917, c’est la semaine anglaise qui s’impose pour ces travailleuses à domicile dont on se demandait encore, à la fin du siècle précédent, si elles étaient salariées et donc susceptibles de connaître le chômage (Salais et al., 1986). Si « les femmes ont toujours travaillé » (Schweitzer, 2002), force est en effet d’admettre que cette activité professionnelle sort de l’ombre grâce à ce droit du travail encore balbutiant. À ces dimensions initiales, on pourrait ajouter des développements plus récents sur le statut de conjoint collaborateur, pour la femme d’exploitant agricole ou d’artisan et commerçant, pour faire valoir des droits à la retraite et à l’assurance maladie. Le gris recule à mesure que les frontières prennent du relief.

Les inventeurs qui, tels Louis Renault ou Thomas Edison, s’adonnaient à une activité proche du bricolage, cèdent progressivement la place à des ingénieurs, intégrés dans les effectifs des grandes entreprises naissantes. Tant en France qu’aux États-Unis, la formation de grandes entreprises s’accompagne de la remise en cause des inventeurs isolés, pour aller vers la constitution de laboratoires et de départements de recherche ayant pour vocation la mise au point de nouveaux produits. La catégorie d’ingénieur prend alors une consistance nouvelle, allant au-delà du contrôle et de l’organisation du travail, parallèlement à la reconnaissance d’un titre et d’un cursus de formation. Le début du 20e siècle voit ainsi émerger une dynamique d’innovation dans la coopération régulière entre ouvriers et ingénieurs que rend possible la condition commune du contrat de travail. Cela se manifeste notamment dans le domaine de l’aéronautique, une industrie qui tarde en France à s’engager dans la production industrielle pour se concentrer sur la mise au point d’appareils plus performants dans des établissements de petite taille. Le travail comme objet d’un contrat franchit donc la frontière entre le manuel et l’intellectuel, dans le cas de l’ingénieur pris dans l’ensemble des salariés d’un établissement ou d’une entreprise.

Le contrat de travail pénètre également le monde de la culture. Le cas des artistes de théâtre et d’opéra se trouve débattu dès la réforme des conseils de prud’hommes en 1907 et donne lieu à d’intéressantes conventions collectives en 1936. Il devient alors pour les travailleurs du spectacle le cadre d’une action revendicative, en partant de la conception de leur activité comme « emploi » au-delà de la multiplicité de leurs employeurs et de l’irrégularité de leurs rémunérations sous la forme de « cachets ». Le statut d’intermittent (→ Intermittents du spectacle) s’en dégagera, après une longue familiarisation avec le contrat de travail portée par la corporation (Grégoire, 2013). Le salariat sort les journalistes de l’indépendance de l’écrivain, pour les faire accéder à une profession reconnue par le Code du travail à la suite de la loi Brachard en 1935. Seront dits « journalistes » tous ceux qui « collaborent directement à une rédaction » en allant au-delà des seuls rédacteurs (Dupuy, 2016). Les écrivains eux-mêmes sont guettés par l’horizon du salariat, avec le projet de réforme du droit d’auteur proposé par Jean Zay en 1936, pour sortir de l’assimilation de l’œuvre à une propriété et concevoir le droit d’auteur comme la rémunération de « travailleurs intellectuels » (Bruguière, 2015).

Les nouvelles zones grises de l’emploi : une bataille de frontières

Le droit du travail transforme profondément la manière d’appréhender les activités productives, en partant de la possibilité de reconsidérer l’activité de certaines personnes comme un travail, c’est-à-dire l’expression rémunérée de capacités nécessaires à la réalisation de produits (biens et services). Le travail devient alors une activité spécifique, dans laquelle, à l’emprise de l’employeur, répond l’appropriation de leur travail par les travailleurs eux-mêmes, jusque dans les bastions de la rationalisation, comme en témoigne le rapport des OS à leur travail (Bernoux, 1982). Des zones grises s’éclairent, sous le projecteur de ce droit mobilisé par les acteurs, en entrant dans le domaine du salariat. Dans le même temps, d’autres zones grises se dessinent aujourd’hui de manière spécifique aux confins des frontières établies par le salariat.

Le développement de l’activité féminine est un fait social majeur qui s’engage à partir des années 1960, traduisant une emprise croissante du travail et du salariat dans la vie sociale. Dans le même temps, le partage des activités domestiques demeure stable, condamnant les femmes à une double journée et encourageant l’extériorisation d’une partie de ces activités sous la forme de « services à la personne » recouvrant un large spectre (Méda, 2016). Cet ensemble que désignent ces services à la personne est caractérisé par une proportion importante de « travail au noir » dépassant ainsi le gris et rejoignant ce que l’on qualifie d’économie informelle dans lequel la substance même du travail tend à s’échapper.

Cette dynamique incertaine du care (→ Travailleur.se.s du care) peut être redoublée par une forme d’invisibilisation du travail lié au redéploiement de l’État social. Ainsi, le passage d’une politique de soutien aux services publics de prise en charge des enfants ou des personnes dépendantes à une politique d’allocation aux familles concernées dans la Grande-Bretagne de Margaret Thatcher, a suscité une forme de retrait des femmes à l’égard du travail qui s’est traduite par un repli sur les activités familiales. Autre cas caractéristique, la politique de workfare s’est traduite dans les jardins publics états-uniens par l’emploi des personnes bénéficiant d’aides. Ce phénomène a été renforcé par la mise à disposition du personnel de grandes entreprises pour prendre en charge ces activités de jardinage, dans un souci d’image. Cela a conduit à un tarissement de l’embauche et à une raréfaction du personnel dans ce domaine (Krinsky & Simonet, 2012).

Le développement des plates-formes numériques (→ Travail numérique) que rend possible l’Internet paraît également menacer les frontières du salariat, soit par une mise en cause de l’assimilation de la prestation fournie à un travail, soit par une extension du statut d’entrepreneur. Dans le cas du covoiturage, la rétribution des chauffeurs peut correspondre à une participation aux coûts du voyage en sortant de la sphère du travail. Dans celui des véhicules de transports commerciaux (VTC), les chauffeurs peuvent se présenter comme des indépendants (micro-entrepreneurs), des salariés de propriétaires de véhicule et revendiquent parfois, notamment aux États-Unis, le statut de salariés de plates-formes telles qu’Uber. Mais cette incertitude sur la frontière du salariat ne correspond peut-être pas à une situation défensive pour ce dernier, si on la rapporte à la concurrence de taxis revendiquant l’indépendance que leur confère la location de leur véhicule, alors que leur contrat de location à une compagnie est susceptible d’être requalifié en contrat de travail (Jeammaud, 2001). Le développement des jeux numériques met en question la frontière entre travail et jeu, autour de ces communautés de joueurs animées par des développeurs salariés par les grandes entreprises du secteur. La frontière entre la pratique du jeu, la contribution à son développement et le travail de développeur tend ici à se brouiller, avec parfois le recrutement de développeurs dans les communautés de contributeurs plus ou moins bénévoles au développement du jeu (Cocq, 2017). Plus généralement, les usages familiers de technologie telles que l’informatique (Steve Job dans son garage de Cupertino), et l’Internet (Marc Zukerberg et la création de Facebook au cours de sa vie étudiante) font réapparaître une continuité entre le bricolage inventif et l’activité professionnelle, pouvant mener tout autant à la création d’entreprise qu’à une activité salariée au sein de multinationales telles qu’Apple et Facebook.

Plus profondément, les frontières de l’emploi ont été brouillées par le développement de la sous-traitance dans une situation de pression des marchés financiers poussant les entreprises à se recentrer sur leur « cœur de métier ». La montée du pouvoir actionnarial se traduit simultanément par une transformation de l’employeur, qui tend à se concentrer sur une partie spécifique dans la réalisation d’un produit pour rendre plus visible sa capacité à générer des profits (→ Entreprise dématérialisée). Ce processus de recentrage prend fréquemment la forme de l’outsourcing avec la délégation des activités de production à des entreprises opérant dans des pays émergents, pouvant conduire comme dans le cas du Bengladesh à des formes de sous-traitance en cascade jusqu’au travail à domicile, en évoquant le sweating system en usage dans les pays occidentaux au début du 20e siècle (Barraud de Lagerie, 2014). Mais un tel processus suscite également l’extériorisation du risque lié à l’innovation et accompagne une politique de création d’entreprises, les fameuses start-ups, dont sortent parfois les grandes entreprises de demain, mais qui permettent le plus souvent aux grandes entreprises de sélectionner des « pépites » à partir desquelles elles enrichiront leur offre. La frontière entre salariat et indépendance ne se ramène pas ici à une simple extension de la subordination, dans la mesure où les grandes firmes prennent la forme de « business angels » finançant les premiers pas de la start-up sans nécessairement intervenir sur l’activité de ses membres.

Le développement du droit du travail a contribué à remettre en cause la grande zone grise des activités productives que le capitalisme naissant avait suscitée. Sa mobilisation a permis de poser les frontières du salariat, dans une dynamique initiale d’extension qui conduit aujourd’hui à une bataille de frontières. En effet, le statut de salarié se trouve aujourd’hui en tension avec celui d’indépendants. Mais tout ne se joue pas sur cette frontière entre statuts bien identifiés de salarié et d’entrepreneur, dans la mesure où l’un des enjeux de ces statuts est leur mobilisation par les acteurs dans une perspective d’officialisation de leur situation d’emploi. Au gris qui entoure la frontière entre salariat et indépendance, il convient d’ajouter le gris qui entoure la frontière entre travail et non travail, voire activité informelle. Les zones grises qui se dégagent aujourd’hui autour de ces frontières impliquent de considérer non seulement les développements technologiques, mais aussi les transformations de l’État social, et le devenir de l’entreprise sous l’effet de la financiarisation et de la globalisation. Il en résulte une multitude de zones grises, dont le partage entre salariat et indépendance ne suffit pas à rendre compte, nécessitant de ce fait tout un ensemble d’investigations pour en saisir l’ampleur et les caractéristiques.

 

Claude Didry

Bibliographie

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