Intellos précaires

La figure des « intellos précaires » a une origine évidente : l’essai du même nom, publié en 2001 par un couple de jeunes femmes, Anne et Marine Rambach (Rambach & Rambach, 2001). Anciennes militantes de l’association Act Up, éditrices à leur compte et occasionnellement journalistes, elles ont publié des romans sentimentaux ou policiers, mais aussi des essais (un sur l’écrivaine Colette, un autre sur la culture gay et lesbienne) ; elles sont devenues par la suite scénaristes de séries télévisées. Les Intellos précaires a connu un certain succès médiatique. La presse écrite (quotidiens nationaux, hebdomadaires généralistes ou économiques) en a rendu compte très favorablement, et a continué au cours des années suivantes à l’évoquer à l’occasion de conflits sociaux dans le domaine du journalisme, de la culture, ou de la recherche et de l’enseignement supérieur (Tasset, 2011 : 9-11). A. et M. Rambach sont parvenues à populariser la figure de l’« intello précaire », en particulier auprès de ceux susceptibles d’être identifiés comme tels par leur entourage ou d’y reconnaître des gens qu’ils côtoient dans leur milieu professionnel. L’intérêt médiatique pour cette figure sociale a été relancé en 2009 lorsqu’elles ont publié une suite de leur ouvrage de 2001 (Rambach & Rambach, 2009).

La relation de cette figure sociale à la sociologie est complexe, et relève étroitement de la problématique des zones grises, comprise comme une interrogation sur les mutations du travail qui échappent aux régulations et aux catégories de la société salariale. Nous y consacrerons donc une grande partie de cette notice, avant de présenter quelques travaux qui, tout en désignant leur objet dans des termes différents, peuvent être rattachés aux « intellos précaires ».

L’ambition d’une proposition de regroupement

Quel était le propos d’Anne et Marine Rambach dans Les Intellos précaires ? En partant de leur propre situation et en s’appuyant sur une trentaine d’entretiens obtenus dans leur entourage, puis par petites annonces, elles soutenaient que de nombreux « guides de musée, enseignants du français pour étrangers, bibliothécaires, correcteurs, enseignants du secondaire, éditeurs, scénaristes, journalistes, chercheurs, traducteurs, photographes, rédacteurs » (Rambach & Rambach, 2001 : 36-37) avaient en partage une même condition précaire (→ Précarité). Celle-ci chevauchait donc les statuts : salariat en CDD, travail indépendant (« freelance ») ou au noir, auteur(e), chômeur/-euse. Tout en constituant un ressort comique, la combinaison paradoxale de propriétés sociales qui définissait les « intellos précaires » justifiait d’y voir un groupe social à part entière. Les auteures posaient cet argument dès le premier chapitre de leur livre, intitulé « la classe des hybrides » (Rambach & Rambach, 2001 : 17), c’est-à-dire la classe de ceux que l’on ne peut caractériser qu’en rapprochant des éléments d’ordinaire socialement éloignés.

Dans un sous-chapitre intitulé « la tribu invisible », Anne et Marine Rambach évoquaient la joie suscitée par l’expression « intello précaire » parmi ceux qui répondaient à l’annonce qu’elles avaient fait paraître pour les besoins de leur enquête. Le « bonheur inattendu […] d’être nommé » (Rambach & Rambach, 2001 : 25) qu’ont exprimé de nombreuses personnes en découvrant l’expression n’attestait-il pas que celle-ci remédiait à un manque de représentation sociale ? « Les intellectuels précaires sont une catégorie invisible » (Rambach & Rambach, 2001 : 26) à laquelle on rend service en la rendant visible. En effet, non seulement disposer d’une catégorie adéquate allège le malaise personnel, en permettant d’envisager sa situation en dehors du registre de l’aberration individuelle, mais encore cela constitue un appui pour l’action collective jusqu’à présent trop faible :

« Les actions collectives d’intellos précaires se comptent comme les doigts d’une seule main. Ils forment une population extrêmement éparpillée, sans point de ralliement. Cette absence de cohésion entretient une absence de représentation pour les autres et pour eux-mêmes. Faute de discours commun, de revendications ou simplement d’identité collective, leur situation reste impensée. En premier lieu par eux-mêmes » (Rambach & Rambach, 2001 : 29).

Désormais nommés et identifiés, les « intellos précaires » pourraient s’organiser de façon à s’affirmer publiquement comme une identité légitime, et à affronter collectivement leurs employeurs. Ainsi, révéler la condition commune qui unifie un groupe jusque-là méconnu reviendrait à la fois à réparer le déficit de reconnaissance dont ses membres pouvaient souffrir, et à le mettre en état de faire valoir des revendications.

La confrontation avec la sociologie

Le projet des Intellos précaires impliquait une confrontation avec les sciences sociales. A. et M. Rambach avouaient n’être « pas sociologues » et se défendaient de « prétend[re] [se] substituer aux professionnels de la description sociale » (Rambach & Rambach, 2001 : 11). Pourtant, en ajoutant un nouvel élément au répertoire des groupes sociaux, elles empiétaient sur le domaine professionnel des chercheurs en sociologie, qu’elles mettaient d’ailleurs explicitement en cause : « Comment les […] sociologues […] ont-ils pu passer à côté de ce phénomène massif ? » (Rambach & Rambach, 2009 : 10).

Une réponse serait que les sociologues attitrés ne sont pas convaincus par l’unification qu’elles opèrent. Ainsi, Patrick Champagne leur objecte la diversité des professions concernées, tandis que Bernard Lahire insiste sur l’impossibilité de traiter dans des termes identiques l’exploitation du travail culturel selon qu’elle a lieu dans le cadre de grandes entreprises à vocation commerciale, ou de petites structures professant la passion et le désintéressement (cités par Rambach & Rambach, 2009 : 11). Selon ces critiques, il est abusif de rassembler en une même figure sociale les franges « précaires » de professions où l’organisation du travail, les modes d’engagement des travailleurs ainsi que les relations d’emploi sont profondément contrastées.

Néanmoins, des dizaines de sociologues se sont approprié la notion d’« intello » ou d’« intellectuel » « précaire », qu’il s’agisse d’évoquer les hors-statut de l’université et de la recherche, la déstabilisation des classes moyennes, les journalistes pigistes, ou de souligner les ambivalences de l’expérience de la précarité, qui relève parfois, notamment chez les travailleurs créatifs, d’une recherche d’autonomie (→ Précarité). La créature du couple Rambach a été particulièrement sollicitée par les sociologues des mouvements sociaux, par exemple à propos des  militants de l’altermondialisme au tout début des années 2000, de certains soutiens du mouvement des intermittents du spectacle, sensibles à la proposition d’une protection sociale adaptée aux travailleurs autonomes à emploi discontinu (→ Intermittents du spectacle), ou plus récemment à propos des participants à Nuit Debout.

Invisibilité par défaut ou par excès

Les appropriations sociologiques des « intellos précaires » relèvent d’une porosité inévitable et pas nécessairement malsaine entre la sociologie à vocation scientifique et toute une « zone grise » de représentations sociales, prisées pour leurs vertus narratives ou politiques davantage que pour leur exactitude. Les « intellos précaires » voisinent ici avec un champ de représentations de groupes sociaux supposés émergents, tels les « bobos », la « classe créative », ou le « cognitariat », qui prennent pour motifs à la fois la transition vers un travail supposé plus informationnel et plus créatif que celui qui correspondait à l’économie industrielle, et la raréfaction du salariat stable (Tasset, 2012).

Les promoteurs de ces propositions de regroupement reprochent parfois aux sociologues universitaires de s’accrocher à des instruments de classement qui, ayant été développés au milieu du 20e siècle pour rendre lisible et gouvernable une société salariale largement tournée vers le travail industriel, seraient désormais devenus obsolètes. Dès lors, ne serait-il pas légitime de chercher à mettre en lumière, en s’appuyant sur des ressemblances plutôt que sur des critères parfaitement explicites, des convergences qui échappent aux sciences sociales ? Cet argument de l’obsolescence, dirigé contre les sciences sociales institutionnelles, est présent chez A. et M. Rambach, pour qui les « intellos précaires » seraient une population « totalement imperceptible d’un point de vue statistique » (Rambach & Rambach, 2009 : 39). Deux logiques se conjuguent pour les faire échapper aux catégories établies.

Un premier facteur d’invisibilité statistique des « intellos précaires » découlerait des rapports de domination où ils sont pris, à savoir l’imposition de conditions d’emploi informelles, voire illégales, abondamment documentées dans l’essai de 2001 (Rambach & Rambach, 2001 : 214-221, 233-236 et251-280). La pertinence des instruments statistiques est alors mise en cause : « [l]a nomenclature sociale n’est pas capable de prendre en compte ces situations qui ne correspondent plus à des systèmes de protection conçus avant la crise » (Rambach & Rambach, 2001 : 46).

Cependant, les essais des Rambach suggèrent que les « intellos précaires » ne sont pas seulement rétifs à l’objectivation statistique par défaut d’accès aux protections, mais également par excès, du fait d’une expérimentation de formes de vie alternatives, qui « échappent aux normes et aux classements » (Rambach & Rambach, 2001 : 23) dans un effort pour s’arracher aux limites des styles de vie qui s’y conforment. Les « intellos précaires » seraient alors au salariat stable ou aux identités professionnelles bien définies ce que les styles de vie développés sous l’influence du féminisme ou du mouvement homosexuel sont à la famille traditionnelle.

Nombres et type social

Les tentatives de dénombrement des « intellos précaires » qui figurent dans les deux essais du couple Rambach ne contredisent pas leur critique des catégories qui sous-tendent les statistiques. La démarche suivie, délibérément rudimentaire, consiste à agglomérer, à partir de sources disparates, les catégories qui leur semblent vérifier les deux critères tirés de la « définition » posée au début de leur essai de 2001 :

« Nous considérons comme “intellectuels” tous ceux qui exercent des métiers traditionnellement considérés comme tels […] [et] comme “précaires” tous ceux qui ont été exclus ou se sont exclus des statuts qui tiennent lieu de règle dans leur domaine d’activité : le salariat en contrat à durée indéterminée, ou le fonctionnariat » (Rambach & Rambach, 2001 : 15).

En additionnant les enseignants sans emploi stable, les pigistes répertoriés par la commission de la carte de presse, les chercheurs précaires, etc., le total monte à 100 000 en 2001, et à 150 000 en 2009 (Rambach & Rambach, 2001 : 21 ; Rambach & Rambach, 2009 : 39-40). Cependant, les auteures assument le caractère hasardeux de ces mesures, et ne les mettent en avant que pour réfuter l’objection selon laquelle elles monteraient en épingle un phénomène infime.

La tentative d’élaborer les « intellos précaires » comme une classe logique et dénombrable coexiste avec un autre mode de construction de la catégorie, qui relève plutôt de la figure sociale typique. Celle-ci a pour support des récits centrés sur des personnages remarquables. Par exemple, une anecdote ouvre le sous-chapitre « dénombrement » ; elle met en scène une pigiste de mode écartelée entre le prestige du magazine qui l’emploie et la faiblesse de ses revenus. On trouve un peu plus loin le portrait d’une chorégraphe chercheuse et militante féministe ainsi que d’un doctorant en philosophie-éditeur de manuels scolaires en sous-traitance (Rambach & Rambach, 2001 : 34). Avec un « sociologue et chercheur vacataire » (Rambach & Rambach, 2001 : 26), ces personnages sont ceux, parmi la trentaine d’interviewés du livre de 2001, qui interviennent le plus souvent. On peut dire qu’ils forment le noyau typique de la catégorie.

Un précipité de l’histoire des représentations des lettrés

Par leur caractère souvent burlesque, la jeunesse de leurs personnages, leur localisation essentiellement parisienne, les portraits et récits qui constituent la matière principale des Intellos précaires et donnent à ce groupe une consistance comme figure typique, rappellent ceux des Scènes de la vie de bohème de Henry Murger, qui avaient popularisé « la bohème » au milieu du 19e siècle (Murger, 1913 [1851]). A. et M. Rambach avaient d’ailleurs hésité à appeler leur proposition de groupe social la « nouvelle bohème ».

Cette référence à la bohème suggère un rapprochement moins ancien : la « crise de représentation » qui, peu avant 1900, a débouché sur l’avènement des « intellectuels » comme pôle d’identification (Charle, 1990 : 42). Charle montre que les transformations morphologiques de la fin du 19e siècle avaient fait considérablement enfler les effectifs des professions autrefois couvertes par les catégories d’« hommes de lettres » et d’« artistes ». Le sentiment d’une mutation douloureuse des professions littéraires et culturelles suscitait des inventions lexicales comme celle des « prolétaires intellectuels ». Elles reflétaient le besoin d’un terme qui, premièrement nomme une condition sociale nouvelle, deuxièmement  soit de facture moins romanesque que la « bohème », et troisièmement, puisse, comme cela a effectivement été le cas dans l’entre-deux guerres, entrer dans des discours statistiques et administratifs. Le terme d’« intellectuel » s’est imposé en s’imprégnant d’une « revendication de justice pour ceux qui jouent le jeu des carrières classiques et professionnelles et attendent une rétribution normale de leur travail » (Charle, 1990 : 64). Dénoncer la précarisation des « intellos » revient à réactiver cette critique.

La catégorie d’« intello précaire » telle qu’elle est construite dans l’essai d’A. et M. Rambach repose donc sur un montage complexe entre des modes de catégorisation hétérogènes, empruntés à différents moments de l’histoire des travailleurs des lettres et de la culture (la bohème comme type, les « intellectuels » comme catégorie critérielle mais aussi comme destinataires d’un projet de défense d’intérêts professionnels). Cette superposition de significations plus ou moins définies facilite l’appropriabilité de la catégorie par des usagers divers, mais dissuade les sociologues de la reprendre sérieusement à leur compte – dissuasion encore aggravée par le diminutif familier « intello ».

Morphologie d’une aire sociale

La figure des « intellos précaires » est un type social davantage qu’un concept et ne saurait coïncider avec une catégorie statistique ; on peut néanmoins chercher des éclairages quantitatifs sur l’aire sociale concernée. La source institutionnelle dont le périmètre est le plus proche des professions représentées parmi les témoignages des Intellos précaires est celle du Deps, l’organisme statistique du ministère de la Culture. Elle laisse de côté les professions académiques, mais ce manque est compensé par la richesse de ses publications.

Les études du Deps montrent que les effectifs des professions culturelles (arts plastiques, arts visuels et artisanat d’art ; professions du spectacle, littéraires et journalistiques, et de la documentation) ont doublé en moins de trois décennies ; parties de 250 000 emplois au début des années 1980, elles dépassent les 500 000 dans les années 2000 (Gouyon et Patureau, 2014). Cette expansion s’accompagne de l’accentuation de caractéristiques atypiques par rapport au reste de la population active.

Les actifs des professions culturelles sont particulièrement diplômés, puisque 41 % possèdent au moins un bac +3, ce qui les rapproche du reste des cadres. Malgré le passage fréquent par des études longues, qui retarde l’âge d’entrée en activité, les moins de 40 ans restent un peu plus représentés parmi les travailleurs culturels qu’ailleurs (47 % contre 44). Leur origine sociale est souvent favorisée : la moitié sont enfants de cadres ou de professions intermédiaires, contre un quart seulement des actifs en emploi. Avec 42 % de résidents en région parisienne, les travailleurs culturels sont deux fois plus concentrés dans la capitale que l’ensemble des emplois. Du point de vue des situations d’emploi, en gardant en tête que les chiffres qui suivent ne renseignent que les statuts principaux et n’excluent pas les transferts et chevauchements, on peut noter que les travailleurs culturels comportent un tiers de non-salariés, indépendants avec ou sans employés. Un quart de l’emploi culturel consiste en contrats temporaires. Le salariat formellement stable (public, privé ou associatif) ne concerne donc qu’un peu plus de 40 % des travailleurs culturels en emploi.

Ce dernier indicateur signifie-t-il que près de 60 % des travailleurs culturels peuvent être présumés précaires ? Formulée à cette échelle, cette présomption serait contestable. De toute évidence, la signification (et aussi la fréquence) des différents statuts varie selon les professions : le statut d’indépendant peut correspondre à des situations plutôt assurées, par exemple (mais pas toujours) parmi les architectes à leur compte ; tandis qu’inversement, un CDI dans une petite maison d’édition aux finances fragiles présente peu de garanties de continuité. Quant aux contrats courts, qui sont en particulier le lot de la majorité des 140 000 salariés du spectacle, ils y relèvent d’un régime d’assurance chômage spécifique, qui a justement pu être mis en avant par ses défenseurs comme un modèle de conciliation entre flexibilité et sécurité, autonomie du travail indépendant et droits sociaux du salariat, bien que les réformes des années 2000 aient remis ce point en cause. Ainsi, les situations d’emploi indiquées par le Deps ne sont pas immédiatement lisibles en termes de précarité.

De plus, en se limitant aux seuls actifs en emploi à la date de l’enquête, les données du Deps ignorent une composante des parcours précaires : le chômage. En effet, les chômeurs de catégorie A (sans activité déclarée au cours du mois – ce qui ne signifie pas qu’ils ne connaissent pas des rotations avec l’activité précaire) s’ajoutent à l’effectif des professions de la communication aussi bien qu’à celles de l’art et des spectacles. Leur poids est presque égal à celui du salariat culturel précaire, et pèse sur sa capacité à négocier ses conditions d’emploi.

Pouvoir se permettre un travail passionnant

Comment se fait-il que les candidats se pressent vers les professions culturelles, alors que le risque de sous-emploi chronique y est aussi élevé ? Face à cette question, la sociologie a parfois tendance à emboîter le pas aux topiques du désenchantement présentes dans la littérature du 19e siècle sur la bohème. Elle décrit alors de façon réprobatrice un rapport complaisant à l’exploitation, dépourvu des luttes collectives qui faisaient la dignité ouvrière.

Contournant cette tendance à une critique moraliste du travail culturel, des recherches s’intéressent aux conditions structurelles de « la culture comme vocation ». Ainsi, pour de bons élèves littéraires, majoritairement des filles et souvent d’origine favorisée, les carrières notoirement précaires de l’administration culturelle s’offrent comme le moins mauvais compromis entre la rareté des débouchés, qui leur fait courir un risque de chômage et/ou de déclassement, et leurs aspirations à un travail qui consacre leurs compétences culturelles (Dubois, 2013). L’investissement croissant des familles dans les études de leurs enfants, les formes d’excellence valorisées par le système scolaire et la division genrée des rôles concourent pour favoriser des choix d’orientation qui, du point de vue de l’accès à la stabilité d’emploi, sont particulièrement risqués.

D’autres analyses se tournent vers des transformations culturelles qui, en affaiblissant la portée des identités héritées, stimulent le besoin de réalisation personnelle à travers le travail, et rendent massivement attractif le travail expressif et varié promis par les métiers de la culture (McRobbie, 2016 : 16 et 22).

Quelles ressources sont sollicitées par les travailleurs culturels pour se maintenir dans des espaces professionnels atteints par le sous-emploi ? Les statistiques disponibles, dont le grand défaut est de se limiter aux actifs « en emploi », suggèrent qu’en dehors des professions concernées par l’intermittence du spectacle, le rôle des indemnités de chômage n’est pas beaucoup plus important qu’ailleurs. Par contre, lorsque le ménage comporte un conjoint, son apport est plus élevé que la moyenne (Gouyon, 2015 : 6). Les risques des carrières culturelles semblent donc en partie amortis à l’échelle domestique.

La sociologie urbaine apporte un éclairage complémentaire, en se focalisant sur les travailleurs de la culture, de la communication, du social et de l’université, souvent précaires (bien qu’ils se sentent davantage visés par la catégorie de « bobos » que par celle d’« intellos précaires »), qui sont très surreprésentés dans les quartiers dits en voie de gentrification. Des membres de ce groupe développent des stratégies de (re)valorisation résidentielle qui compensent leur fragilité professionnelle – souvent grâce à un apport parental (Collet, 2015).

Contrastes sociaux et politiques d’une aire

Comme nous l’avons vu plus haut, la catégorie d’« intellos précaires » contient un appel à s’organiser pour défendre ses intérêts professionnels. On peut se demander qui est réceptif à cette proposition.

Une enquête que nous avons menée comporte des pistes de réponse (Tasset, 2015). Nous avons interviewé des personnes menant des activités plutôt artistiques ou intellectuelles depuis des années sans occuper d’emploi stable. Ce signalement des personnes recherchées nous a permis de découvrir des configurations professionnelles très variés. Un contraste important reposait sur le degré d’intégration professionnelle. Cette intégration culminait chez des personnes ayant suivi une formation spécifique pour leur activité, n’en ayant pas exercé d’autre, développant éventuellement une pluriactivité cohérente (comme un musicien qui enseigne l’instrument dont il est spécialiste), et en tirant un revenu régulier et nettement supérieur au Smic (→ Pluriactivité). L’intégration professionnelle était faible chez des interviewés ayant connu des bifurcations, ne présentant pas de cohérence évidente entre leur formation et leurs activités, diversifiant leurs activités entre des domaines éclatés (comme la formation en entreprise, les piges, les enquêtes en marketing et l’écriture romanesque), connaissant de fréquents et/ou longs intervalles de chômage, et ne dépassant pas un revenu faible.

Les individus qui traversaient l’espace intermédiaire entre ces deux pôles se caractérisaient par différentes trajectoires : des jeunes en voie d’insertion plus ou moins laborieuse (les uns vers un professionnalisme créatif, les autres vers un poste stable, surtout public ou associatif) ; de plus âgés, fragilisés par des accidents personnels, par les formats précaires imposés par un employeur en situation dominante, ou par les tensions qui s’exercent sur toute leur aire professionnelle. Une troisième dynamique est celle des reconversions culturelles d’actifs d’âge mûr, souvent sécurisés par des ressources extérieures à leur nouvelle activité (conjoint, logement, réseau professionnel antérieur permettant des travaux d’appoint).

Munis de perspectives inégales et hétérogènes d’amélioration de leur situation, les individus de cet espace contrasté avaient une propension variée à se définir comme « précaires », et seule une minorité avait recours à la catégorie d’« intellos précaires ». Ce n’était guère le cas des mieux intégrés, bien campés dans leur identité professionnelle, mais plutôt des interviewés professionnellement dispersés. Cependant, beaucoup, après avoir insisté sur la pertinence descriptive et parfois politique de la catégorie, s’en démarquaient en un second temps. La problématique des droits professionnels associée à la catégorie les mettait mal à l’aise, soit qu’ils récusaient le qualificatif de « précaire » en mettant en avant leur « choix » libre d’un travail aimé, soit qu’ils se retiraient vers des enjeux individuels d’autodiscipline créative, soit qu’ils généralisaient immédiatement leur critique à une échelle à laquelle leur propre condition ne posait pas problème, soit enfin que le principe même de critiquer sa condition au lieu de lutter silencieusement pour s’en extraire leur semblait indigne.

Ainsi, les intérêts expressifs des individus les plus prédisposés à se reconnaître dans la figure de l’« intello précaire » entrent en tension avec les arguments des conceptrices de cette figure. Au-delà des enjeux liés aux modes de catégorisation superposés dans cette proposition de regroupement, la popularisation en demi-teinte de la figure des « intellos précaires » illustre la difficulté à formuler une critique sociale en prise sur un travail en transformation, qui présente une hétérogénéité difficilement lisible, et dont on ne comprend même pas très bien de quelle(s) sorte(s) de capitalisme il relève.

 

Cyprien Tasset

Bibliographie

Charle, C. (1990) Naissance des ‘intellectuels’, Paris: Minuit.

Collet, A. (2015) Rester bourgeois: Les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction, Paris: La Découverte.

Dubois, V. (2013) La Culture Comme Vocation, Marseille: Raisons d’agir.

Gouyon, M. & F. Patureau (2014) ‘Vingt ans d’évolutions de l’emploi dans les professions culturelles’, DEPS, Culture chiffres.

Gouyon, M. (2015) ‘Revenus d’activité et niveaux de vie des professionnels de la culture’, DEPS, Culture chiffres.

McRobbie, A. (2016) Be Creative: Making a Living in the New Culture Industries, London: John Wiley & Sons.

Murger, H. (1913 [1851]) Scènes de la vie de Bohème, Paris: Carteret.

Rambach, A. & M. (2001) Les Intellos précaires, Paris: Fayard.

Rambach, A. & M. (2009) Les nouveaux Intellos précaires, Paris: Stock.

Tasset, C. (2011) ‘Entre sciences sociales, journalisme et manifestes. La représentation de groupes sociaux réputés émergents dans la France des années 2000’, Les Enjeux de l’Information et de La Communication, 3: 139–57.

Tasset, C. (2015) Les intellectuels précaires, genèses et réalités d’une figure critique, Thèse de sociologie, Paris: EHESS.



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