Hybridation

Rapportée aux relations d’emploi et de travail, l’hybridation caractérise l’enchevêtrement des formes de mise au travail et de contrats de travail dans le temps ou simultanément, y compris pour un même individu. En outre, elle permet de saisir le caractère changeant des relations de travail, tout comme les modifications dans les statuts liés à l’emploi. De ce fait, elle caractérise l’évolution du rapport à l’emploi et au travail mais aussi celle des formes salariales, au Nord et au Sud, ce qui lui confère une portée heuristique.

L’hybridation « incite au dépassement des unités de départ » (Werner, Zimmermann, 2004) et, s’agissant du monde du travail, elle permet d’envisager l’apparition de figures nouvelles de travail en ce qu’elle porte sur le rapport au travail d’un individu. Par ailleurs, elle corrobore l’idée d’un bouleversement des frontières qui sépareraient de manière étanche l’inscription économique et sociale des individus sur le marché du travail entre salariés et non-salariés, entre travailleurs protégés et travailleurs non protégés, distinction sur laquelle ont été bâties les catégories statistiques au Nord. D’un point de vue théorique, elle interroge la segmentation du marché du travail et, ce faisant, elle se révèle utile sur le plan méthodologique pour saisir la nature de la salarisation au Nord et au Sud. N’étant pas cantonnée au seul marché du travail, elle met en relief la diversité des formes d’insertion dans le monde du travail, que ce soit par le biais d’une activité, d’un travail ou d’une occupation.

Hybridation, rapport au travail et segmentation

L’hybridation éclaire le changement du rapport à l’emploi et au travail dans les économies contemporaines, celui-ci n’obéissant plus à une partition nette entre « travail salarié » et « travail non salarié », l’un jouissant de toutes les prérogatives assorties à l’État-providence, l’autre, non. De ce fait, la notion interroge la mise au travail et la subordination inhérente à la relation d’emploi.

En France, l’approche dualiste de la mise au travail résulte pour partie de la création, à la Libération, de la Sécurité sociale et d’un système de protection sociale destiné aux salariés. Les non-salariés – exploitants agricoles, commerçants, artisans ou professionnels libéraux – n’avaient pas souhaité s’inscrire dans le régime général. Certaines professions, comme les agriculteurs, ont conservé leurs institutions spécifiques dans le cadre de la mutualité sociale agricole. Les salariés des régimes spéciaux vont refuser de s’intégrer dans le régime général et conserver leurs régimes spécifiques (fonctionnaires, marins, cheminots, mineurs, etc.).

Au recul de la salarisation au début des années 2000 a correspondu un renouveau du travail non salarié (Omalek, Rioux, 2015), renforçant l’idée d’hybridation, illustrée par la composition de contrats de travail, de statuts ou de régimes pour un même individu. Un exemple : le bénéficiaire de l’allocation chômage, en France, pourra cumuler cette prestation avec des petits boulots déclarés jusqu’à un certain seuil prévu par la loi ou alors il pourra exercer une occupation déclarée et la compléter par d’autres non déclarées et ainsi avoir un contrat de travail formel et parallèlement s’engager dans des activités informelles. L’exemple des « formes particulières d’emploi » ou des « emplois atypiques » relevé par Kornig et Michon (2010) s’inscrit dans le questionnement posé par l’hybridation – il ne s’y résume pas – dans la mesure où bien souvent les travailleurs touchés par ces formes précaires de travail sont obligés de trouver d’autres sources de revenu. Comme l’explicitent les auteurs, « elles [les formes particulières d’emploi] servent en France à souligner que certaines relations d’emploi s’écartent de ce que le Code du travail français érige en norme contractuelle, à savoir l’emploi salarié à plein temps et sur contrat à durée indéterminée » (Kornig, Michon, 2010 : 2). Il faut donc bien composer avec cet état de fait pour rendre compte de la diversité des formes d’insertion dans le travail sur le plan économique.

L’hybridation interroge la théorie de la segmentation du marché du travail, fondement théorique des catégories statistiques concernant le marché du travail. Censées initialement analyser le fonctionnement du marché du travail, elles ont en fait contribué à occulter la pluralité des formes d’insertion dans l’emploi ou le travail. En présentant une partition du marché du travail en deux sous-marchés, un marché primaire et un marché secondaire, composés respectivement d’insiders, protégés et bénéficiant des prestations sociales assorties à leur condition de salarié, et d’outsiders, non protégés ne bénéficiant pas ou peu de la protection sociale, cette théorie (Doeringer, Piore, 1971) ne traduit pas la complexité et la diversité du marché du travail. Toutefois, elle en a donné une lecture qui, même si elle était réductrice, permettait de saisir certains dispositifs du fonctionnement du marché du travail au Nord et au Sud. Les prémisses néo-classiques sur lesquelles repose cette interprétation du marché du travail posent comme postulat l’opposition entre ces deux catégories de travailleurs, séparation que l’économie du développement avait élaborée à propos des travailleurs du « secteur formel » et ceux du « secteur informel » (Leibenstein, 1954). À son tour, l’approche macro-économique de la segmentation du marché du travail (Gordon, Edwards, 1982), en prenant en compte les structures en lien avec la dynamique du capitalisme et en ne se cantonnant pas qu’au comportement des individus – approche défendue par les économistes du travail néo-classiques – met en exergue les institutions du marché du travail dans une démarche dynamique. Elle est de ce fait compatible avec la notion d’hybridation. Néanmoins, en considérant dans son acception plus récente l’émergence d’un sous-segment secondaire fort instable, fait de contrats précaires, mais aussi que le marché primaire s’est lui aussi complexifié et que des salariés hautement qualifiés ne sont plus certains d’une stabilité dans l’emploi tout au long de leur vie professionnelle, la théorie de la segmentation a montré qu’elle avait renouvelé son approche. Cela a été possible à partir de la constatation d’un brouillage des frontières de la relation d’emploi, interprété dans un premier temps comme apparenté à un phénomène de « désegmentation » du marché du travail (Azaïs, 2004). L’idée était de souligner que les frontières de la relation d’emploi étaient malmenées, cela se traduisant par l’émergence d’une nébuleuse en matière d’insertion sur le marché du travail. Il s’agissait de mettre un nom sur le processus attestant de l’existence d’une zone indéterminée, floue, aux contours indécis et qui, peu à peu, envahissait des situations de travail pensées jusqu’alors immuables dans les pays du Nord car soigneusement balisées par le droit du travail et encadrées par de solides contrats de travail. Pour ce faire, l’idée de l’existence d’une « zone grise » (Azaïs, 2003) pointait le caractère aléatoire des relations d’emploi et de travail. C’est aussi l’analyse que font Lamanthe et Moullet lorsqu’elles évoquent « l’émergence de statuts hybrides qui entérineraient l’existence de situations en deçà du droit commun actuel » (2016 : 143).

La zone grise permet, elle aussi, de dépasser l’approche de la segmentation. Aujourd’hui, la prégnance du chômage, la multiplication des statuts, l’émergence de nouvelles modalités du travail indépendant ou d’exercice de la sous-traitance se sont affirmées. Des formes d’emploi salarié moins stables et moins pérennes ont émergé́ (INSEE, 2011). Lorsqu’elle se penche sur les effets de l’externalisation, Gerritsen mentionne les « statuts de travail hybrides dont les détenteurs ne sont ni salariés ni travailleurs indépendants et n’ont ni les droits sociaux que confère le statut de salarié, ni l’indépendance économique et la propriété des outils de travail que suppose le statut d’artisan » (Gerritsen, 1994 :133, cité par Mondon-Navazo, 2016 : 44). La Commission européenne, par le biais du livre vert « Moderniser et renforcer le droit du travail pour relever les défis du XXIe siècle » (2006) a défini la catégorie des TIED (Travailleurs Indépendants Économiquement Dépendants), conférant ainsi une dimension institutionnelle au brouillage des frontières entre les situations de travail et d’emploi. La particularité des TIED est de n’être ni assujettis au droit du travail, ni au droit commercial ou civil (→ Travailleurs économiquement dépendants). Jusqu’aux Trente Glorieuses, la multiplicité des formes de mise au travail était monnaie courante. L’inscription des individus – femmes, enfants, hommes, personnes âgées – dans le travail s’est toujours faite sous diverses modalités. Travailler à son compte, pour le compte d’autrui, s’engager dans un rapport de métayage, dans des formes externalisées comme le putting-out system, comme travailleur saisonnier, etc. ont parsemé l’histoire sociale. Au 19e siècle, il s’agissait de fixer la main-d’œuvre dans les villes et de l’empêcher qu’elle ne retourne à la campagne. « Jusqu’en 1930, la forme d’emploi dominante restait le travail indépendant », écrivent Kornig et Michon (2010 : 2). Ce n’est qu’après, avec les Trente Glorieuses, que le travail sous contrat à durée indéterminée (CDI) est devenu la norme et que les catégories statistiques ont scellé les oppositions « travailleur dépendant » vs « travailleur indépendant », « subordonné » vs « autonome ».

Si ces dichotomies revêtaient une certaine pertinence dans le cadre d’un rapport salarial fordiste et si, en outre, elles facilitaient méthodologiquement l’appréhension des situations liées au monde du travail, elles ne traduisent pas pleinement la réalité, et ce d’autant moins dans un contexte où la flexibilité tend à se propager et à devenir la norme régissant les relations de travail et d’emploi. En France, par exemple, la multiplication des contrats de travail produit la cohabitation dans les entreprises de salariés ayant des statuts divers – travailleurs en CDD (contrat à durée déterminée), en CDI (contrat à durée indéterminée) à temps complet, à temps partiel, intérimaires, travailleurs relevant de groupements d’employeurs, de sociétés de portage, stagiaires, etc. De même, les contrats peuvent relever de l’ordre marchand, de l’ordre non marchand ou des deux. Certains sont régis par le Code du travail, d’autres, non. Ils sont exercés sous diverses modalités, en termes de temps – temps intégral, temps partiel –, de durée – CDI, CDD, temporaire – ou de lieu d’exercice – dans l’entreprise, en alternance à l’école ou à l’université, à domicile.

Ainsi, la norme fordiste a été quelque peu malmenée et a donné lieu à l’émergence de contrats « hybrides », i.e. présentant les caractéristiques du CDI mais s’accommodant ou favorisant des entorses à ce même contrat. Sont apparus de nouveaux statuts d’emploi, dérogatoires au droit commun, qui trouvent leur expression dans l’une des nombreuses formes de contrat de travail repérables en France.

Le secteur public n’est pas étranger à ce processus. Alors que règne une vision quelque peu monolithique du secteur public, celui-ci connaît la combinaison de divers statuts d’emploi. Selon Peyrin (2017), « les employeurs publics mobilisent des formes d’emploi très diverses, dont certaines sont précaires, et c’est désormais hors du statut que s’effectuent la majorité des recrutements […] Depuis 2005 […] le contrat à durée indéterminée de droit public s’est progressivement substitué au statut comme moyen de stabiliser l’emploi dans la fonction publique, alors que la régulation de l’emploi contractuel faisait l’objet d’une véritable normalisation réglementaire » (Peyrin, 2017).

Une autre caractéristique de l’hybridation est d’être sélective. En France, les travailleurs impliqués dans des situations de travail hybrides se repèrent majoritairement parmi les jeunes, les femmes, les individus non ou peu qualifiés, les seniors, ce qui permet de tisser un lien entre hybridation, flexibilité et précarité. Toutefois, ce lien n’est pas valable pour tous, certains préférant jouir de liberté et d’autonomie plutôt que d’être subordonnés. De par son côté processuel, l’hybridation participe de l’émergence de formes nouvelles de mise au travail et témoigne de la dynamique des relations d’emploi et de travail.

Les pays du Nord n’ont pas l’apanage de l’hybridation, dans un pays comme le Brésil, par exemple, elle s’illustre par une forte présence de contrats de travail atypiques, qui dérogent au modèle d’embauche par un seul employeur, pour un temps indéterminé, qui a fonctionné comme un modèle à atteindre et sur lequel se sont construites des générations. Les formes « atypiques » les plus courantes se regroupent sous la dénomination d’activités informelles (Lautier, 1987). Elles échappent à toute forme de régulation contractuelle officielle.

En soi, la pluralité inhérente au marché du travail n’est pas d’une extrême nouveauté. Aujourd’hui, le travail à domicile des femmes (Toffanin, 2016), celui des traducteurs (Giraud et al., 2017), des travailleurs free-lance n’est qu’une répétition de situations historiques (→ Traductrices et traducteurs). Pour Toffanin, la maison se renouvelle en tant que lieu de travail sous l’effet des formes de vie permises par Internet et les technologies de l’information et de la communication, ce qui s’exprime dans des formes d’externalisation de la main-d’œuvre. Ainsi, incombe aux femmes un rôle dans la production qui vient s’ajouter à celui qu’elles avaient déjà en matière de reproduction, ce qui contribue à brouiller des catégories considérées jusque-là homogènes et des rôles sociaux immuables. Là aussi, les enseignements du Sud sont importants.

Le partage des tâches entre les membres d’une même famille, vu comme relevant d’une stratégie familiale, a amplement été souligné dans la littérature sociologique et anthropologique sur les pays en développement, en Afrique (Morice, 1987), en Amérique latine (Silva, 2002), pour ne citer que ce cas-là. Aujourd’hui, la polyactivité ou la pluriactivité décrite au Nord (Cingolani, 2012) reprend par certains traits des caractéristiques de formes anciennes et les renouvelle (→ Pluriactivité).

Hybridation et salarisation : Nord-Sud

Signe des transformations du rapport salarial, l’hybridation reflète la multiplication des formes « atypiques » de salariat, mais aussi leur intrication. Les enseignements d’expériences au Sud aident à repenser la salarisation. Affublée au Sud de plusieurs qualificatifs : « salarisation restreinte » (Mathias, 1987), « salariat bridé » (Moulier-Boutang, 1998), la salarisation recouvre des configurations multiples de salariat que la notion d’hybridation aide à appréhender. Ces formules traduisent l’idée d’une fixation restreinte dans le salariat, perceptible dans les expressions heureuses qui conçoivent la salarisation dans l’état de São Paulo au Brésil comme relevant simultanément de la « loi de la valeur » et de la « loi de la faveur » (Mathias, 1987), i.e. de mécanismes relevant, pour certains, de l’inscription dans une salarisation de type classique, nuancée par des relations personnelles voire paternalistes, ce qui est le lot aussi de nombreuses petites entreprises. Toutefois, ces avancées n’arrivent pas pour autant à s’affranchir totalement d’une optique européo-centrée qui fournit les cadres d’analyse de référence et à partir desquelles le salariat est analysé.

À la différence de ce que l’on pouvait constater dans la trajectoire de travail d’un individu, tout au long de sa vie, les périodes de protection et celles où il n’est pas protégé se succèdent à un rythme accéléré, ce sur quoi porte l’analyse des marchés transitionnels (Schmid, Gazier, 2002), que l’on peut répertorier parmi les formes d’hybridation. Le travail déclaré donne à l’individu une protection sociale, une citoyenneté sociale, lui permettant de s’adonner à d’autres activités lorsque les revenus tirés de son activité principale sont insuffisants, phénomène qui renforce l’hybridation inhérente au salariat aujourd’hui.

La multitude de situations de travail a aussi pour effet d’opacifier la dichotomie travail protégé vs travail non protégé. Les formes de contrat de travail liant employeurs et salariés s’en ressentent et sont brouillées. Des situations considérées jusque-là comme typiques de celles rencontrées dans les pays en développement – que les expressions « travail informel », « travail formel » traduisent mal – se retrouvent dans les pays du Nord. Toutefois, une différence de taille sépare ces univers : la présence d’un État-providence plus complet au Nord. Malgré tout, ce qui semblait être l’apanage des sociétés du Sud se répand au Nord avec son cortège d’inégalités.

Hybridation, temporalité et spatialité

Dès lors que les analyses du travail ne peuvent faire l’impasse des deux catégories de temps et d’espace qui renvoient à la pluralité et l’hétérogénéité, l’hybridation révèle la pluritemporalité sociale et la plurispatialité des situations de travail. À quelle expression de la temporalité et de la spatialité l’hybridation renvoie-t-elle ?

Si la séparation entre « temps de travail » et « temps hors-travail » scandait la sociologie du travail des années 1970, en raison de la prégnance des études sur l’industrie – et ceci aussi bien au Nord que dans un pays comme le Brésil –, cette distinction s’est vite montrée inopérante. L’interaction entre ces deux dimensions a été perçue comme incontournable et des chercheurs transalpins (Bologna, Fumagalli, 1997) ont proposé une partition entre « vie rémunérée » et « vie non rémunérée », correspondant davantage au vécu des individus.

La sociologie des temps sociaux met l’accent sur le fait que « toute forme de temps est nécessairement sociale » (Sue, 1993 : 62). Fort de cette acception – et en lien avec la notion d’hybridation –, l’auteur souligne que « toute pratique sociale produit son propre temps social. Il en résulte une infinité ou une multiplicité de temps sociaux qui s’agrègent, se coordonnent ou se contrarient dans des combinaisons variables. Cette multiplicité des temps sociaux [est le] reflet de la diversité des pratiques sociales » (Sue, 1993 : 63). Dès lors, il est possible d’assimiler l’hybridation à un empilement de pratiques sociales renvoyant à diverses entrées pour capter la vie sociale (institutions, classes sociales, classes d’âge, genre, race), sans oublier la prégnance du lieu.

L’hybridation, dans sa variante spatiale et en lien avec le travail ou l’activité, fait référence à l’individu obligé de multiplier ses lieux de travail pour obtenir un revenu décent ou lorsque son activité l’y invite (→ Lieux de travail). Se partager entre travailler chez soi, dans sa voiture, dans une organisation et le soir mener une activité dans un espace collaboratif ne constitue plus une rareté. Les situations combinant de multiples lieux de travail sont monnaie courante pour les travailleurs de l’informel. Ainsi, n’est-il pas rare de voir des travailleurs ayant plusieurs emplois et devant occuper diverses fonctions, comme gardien d’immeuble la nuit, employé dans une entreprise le jour et exercer une autre activité le week-end. Dans les pays développés, l’exemple des femmes de ménage ayant plusieurs employeurs semble être le plus prégnant. Toutefois, des travailleurs qualifiés connaissent cette situation : dans des milieux artistiques ou pour ce qui est des travailleurs free-lance qui multiplient les lieux d’exercice de leur activité.

La « collaboration coordonnée et continue » (co.co.co.) italienne illustre la temporalité et la spatialité inhérentes à l’hybridation.

La co.co.co. italienne : l’avant-garde de l’hybridation ?

Une autre forme d’hybridation a vu le jour dans la législation italienne avec la collaborazione coordinata e continuativa. Ce dispositif, qualifié de quasi-subordination a été mis en place en 1997. Il répondait à la demande de flexibilité de la part des entreprises et témoignait du brouillage des frontières entre travail dépendant et travail indépendant. La co.co.co., forme hybride de contrat de travail entre le travail dépendant et le travail indépendant, qualifiée aussi de « parasubordination », a été modifiée par l’article 2 du Jobs Act (Décret-Loi 81/2015), qui en a changé l’architecture. De nouvelles limites et restrictions ont été appliquées au dispositif.

Le Jobs Act ne retenait plus que 4 formes de travail quasi-subordonné :

  • les relations de collaboration envisagées et gouvernées par la négociation collective destinées à satisfaire les besoins organisationnels et productifs de secteurs spécifiques ;
  • des formes de collaboration utilisées par certaines professions intellectuelles pour lesquelles l’inscription dans des registres professionnels spécifiques est requise ;
  • des formes de collaboration venant de membres de comités de direction ou de comités d’audit ;
  • des formes de collaboration pour le secteur sportif (Eurofound, 2015).

Jusqu’alors la co.co.co. se présentait comme une relation de travail autonome avec des caractéristiques analogues à celles du travail subordonné – la continuité, la coordination et la collaboration en rapport avec l’activité du donneur d’ordre. La différence d’avec le travail autonome était que le collaborateur, ne possédant pas les moyens organisés d’une entreprise, agissait sans prendre de risque économique. La différence d’avec le travail subordonné consistait de façon prédominante dans l’autonomie organisationnelle du collaborateur et dans l’absence d’exercice du pouvoir de direction et disciplinaire du donneur d’ordre. En raison de l’absence d’une législation propre, il incombait à la jurisprudence de spécifier les exigences de la collaboration coordonnée et continue, qui se résument aux quatre paramètres suivants : l’autonomie, la coordination, la durée et la personnalité (http://www.leggioggi.it/2016/06/08/jobs-act-come-cambiano-le-collaborazioni-coordinate-co-co-co/, consulté le 16 janvier 2017). Ainsi, les collaborateurs peuvent travailler chez eux ou tout du moins être maîtres, en partie, du temps et de l’espace dans lequel ils exercent leur activité, ce qui laisse supposer un autre type d’implication au travail et un rapport à l’espace différent. Ces questionnements évoquent les travaux classiques de la sociologie française et de sa consœur latino-américaine (Abramo, Montero, 1995), à propos de la séparation entre travail et hors-travail ; ils retrouvent toute leur pertinence avec l’hybridation et le cortège des nouvelles formes d’emploi.

Depuis le 1er janvier 2016, la qualification de travail subordonné s’applique aux rapports de collaboration pour lesquels les modalités d’exécution sont organisées par le donneur d’ordre en matière de thèmes et de lieu du travail.

Trois grands nouveaux indicateurs qualifient un rapport de co.co.co. :

  1. lorsque la prestation est développée de manière exclusivement personnelle ou réalisée par le collaborateur sans reposer sur l’apport de tiers ;
  2. lorsque la prestation est réalisée de manière continue, ou qu’elle perdure dans le temps et qu’elle nécessite un engagement constant et durable du prestataire envers le donneur d’ordre ;
  3. en matière d’autonomie, le collaborateur doit pouvoir jouir d’une autonomie d’exécution totale. Il doit être libre dans la définition du « si », du « quand », du « comment » et du « où » il « doit » accomplir la prestation (http://www.leggioggi.it/2016/06/08/jobs-act-come-cambiano-le-collaborazioni-coordinate-co-co-co/, consulté le 17 janvier 2017).

La requalification de travailleurs régis par le régime de la co.co.co. en travailleurs subordonnés témoigne d’une volonté de réinstaurer des frontières étanches entre la dépendance et l’autonomie, ce qui en quelque sorte va à l’encontre de la tendance précédente favorisant l’hybridation. L’on est en droit de se demander ce qu’il adviendra aux travailleurs classés initialement dans un rapport de collaboration dont le statut a changé après la ratification de la loi. Il n’en reste pas moins que l’on a assisté ces dernières années en Italie à une multiplication des contrats de travail.

Dans certaines circonstances, l’hybridation connaît un reflux. L’exemple le plus parlant est celui qui concerne la qualification en travailleurs salariés d’autoentrepreneurs « engagés » comme chauffeurs de taxi par des plateformes telles que Uber. Sans représenter une tendance générale, puisque les décisions des tribunaux se font au cas par cas et peuvent même varier d’une affaire à l’autre dans la même municipalité, le désir de ces travailleurs de bénéficier du système de protection lié au rapport salarial renforce l’idée de zone grise.

Brouillage des frontières, apparition d’une zone floue propice à l’émergence d’espaces où se chevauchent diverses juridictions voire laissant transparaître des vides juridiques, telles sont les situations que la notion d’hybridation recouvre. En se penchant sur le rapprochement, l’enchevêtrement de deux situations d’emploi ou de travail a priori bien délimitées sur un axe allant de l’autonomie à la subordination, l’hybridation permet de prendre la mesure des bouleversements qui débouchent sur une nouvelle situation de travail aux contours flous. En outre, elle dévoile de nouveaux arrangements organisationnels, soulève la nécessité de compétences autres et pointe l’émergence de configurations innovatrices qui s’introduisent dans les interstices de la loi et occupent parfois une place encore non réglementée. C’est en cela qu’elle alimente la discussion sur la zone grise, de par l’incertitude et l’indétermination qui lui sont inhérentes.

L’hybridation correspond à la reconnaissance d’une porosité croissante des frontières de la relation d’emploi, qui empêche, d’un côté, de se satisfaire de toute catégorisation binaire opposant subordination et dépendance ou autonomie et hétéronomie. Du point de vue du Droit du travail, la notion permet d’insister sur la pluralité des formes de contrats de travail, qu’elle concerne un travailleur d’un pays développé soumis à ce traitement ou ce qui arrive de manière récurrente dans les pays en développement, où nombre de travailleurs se voient contraints d’accepter plusieurs formes d’insertion dans le travail et dans l’emploi, jonglant bien souvent entre formes déclarées et formes non déclarées. En matière de formes d’emploi, la notion d’hybridation met l’accent sur la pluralité propre à l’évolution des marchés du travail contemporains. C’est en se voulant au plus près de la description de la réalité que la notion d’hybridation éclaire les processus à l’œuvre en matière de travail et d’emploi.

 

Christian Azaïs

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